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Poésie
Soleils pourpres
Tout à la gloire de la femme aimée, le dernier recueil paru en français de Breyten Breytenbach parcourt quatre décennies d’une écriture dont l’énergie solaire et amoureuse résiste aux douleurs terribles.

Par Ritta Baddoura
2015 - 07
La luxuriance végétale et vive en couleurs du choix de poèmes figurant dans La femme dans le soleil est telle qu’elle recouvre de son aile les combats et les années noires vécus par Breyten Breytenbach. Si l’engagement anti-apartheid de Breytenbach et son emprisonnement sous ce régime sont surtout mis en exergue par l’éditeur, c’est la dénonciation des multiples faces de la douleur rencontrée lors des innombrables voyages du poète, son amour infaillible pour sa bien-aimée et la veine sensorielle des textes sélectionnés qui font l’originalité de ce recueil.

« après un jour de chaleur oppressante d’air humide/ sous un ciel bas, après un jour de sueur/ tel que nous goûtions dans l’aine/ la douceur salée de nos peaux perlées/ après le tumulte des rues engorgées/ et la puanteur des vapeurs d’huile/ l’eau pourrie et brillante/ où le rameur est perché sur sa réflexion/ (…) des mégots d’hommes aux plantes de pied calcinées/ et les souvenirs criant de nourriture/ posent leur corps abattu sur les plus sombres des trottoirs/ (…) ils chantent dans le sommeil de leur propre agonie/ car qui allumera l’encens devant leur visage sans nom/ quand ils seront morts ? (…) »

Né en 1939, Breyten Breytenbach est une figure majeure de la lutte anti-apartheid. Connu aussi en tant que peintre, Breytenbach se lance d’abord dans l’écriture et fonde avec André Brink les Sestigers, groupe auquel appartiendront notamment Ingrid Jonker et Étienne Leroux. Au début des années soixante, le poète effectue un séjour en France où il rencontre et épouse Yolande, jeune française d’origine vietnamienne, transgressant la loi sud-africaine qui prohibe les mariages mixtes. Cela vaudra au couple maintes complications, dont celle du refus répété d’accorder un visa d’entrée à Yolande. Exilé à Paris, Breytenbach fonde Okhela (« étincelle » en zoulou), mouvement de résistance à l’apartheid. 
« (…) dans beaucoup de pays les chiens sont blancs/ et dressés pour pleurer la gueule fermée/ les tribus du monde arrivent avec ailes et cagoules :/ les politiciens, les Africains ; on vibre alors les yeux fermés/ sur les variations de la mort comme sur un violon funèbre/ (…) c’est pratique/ de chanter l’alphabet la bouche fermée/ pendant l’acte d’amour ou le frottement des corps/ (…) n’attends rien du ciel/ si tu devais attendre la libération par l’encre des jours/ de quoi vas-tu continuer à douter ?/ dans beaucoup de pays au crépuscule/ sombre est l’écriture pulsée vers les arbres hauts »
En 1975, durant un séjour clandestin en Afrique du Sud visant à recruter des membres pour Okhela, il est arrêté et jugé pour acte terroriste. Sa peine de mort est commuée en neuf ans d’emprisonnement en cellule isolée. Libéré en 1982 et de retour en France, c’est à cette période qu’il commence à écrire en anglais tout en poursuivant son activité poétique en afrikaans. Il ne reviendra dans son pays d’origine qu’à la fin du régime d’apartheid. Depuis, véritable oiseau migrateur, Breytenbach vit et travaille entre la France, les États-Unis, l’Espagne, le Sénégal et l’Afrique du Sud.
« très-aimée, je t’envoie une tourterelle vermeille/ car personne ne tire sur un messager rouge/ je lance haut dans l’air ma tourterelle vermeille je sais/ que tous les chasseurs la prendront pour le soleil (…) »

« dors petite aimée/ dors doux dors noir/ humide comme sucre en café/ sois heureuse dans tes rêves/ (…) je monte la garde face au soleil/ et au vent/ et à la pluie/ si tu ris je rirai/ et si tu pleures/ petite aimée…/ (…) pour toi je libérerai au couteau/ mon beau pays (…) »

Les poèmes de La femme dans le soleil ont une intensité fauviste où l’éclat des images rejoint ceux du son et du toucher. Le mouvement de l’écriture évoque le geste de la main fondant sur la toile blanche. Ce foisonnement nourrit le lyrisme tout comme il peut l’épuiser au fil des métaphores. Habitée de saisons humides, d’arbres, d’animaux et de terres lui offrant un îlot natal toujours changeant, la possibilité d’écrire chez Breytenbach est révélée par les cycles de la nature et le voile de mort qu’il décèle partout où il passe. Parler à/de la femme aimée – pays préféré –, devient alors le puits précieux où le poète puise la force de lutter.



 
 
© Keke Keukelaar
 
BIBLIOGRAPHIE
La femme dans le soleil de Breyten Breytenbach, traduit de l’afrikaans par Georges-Marie Lory, éditions Bruno Doucey, 2015, 112 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166