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Poésie
Adonis ou le partage de la folie
Comme le spectre du roi du Danemark – mort assassiné – hante Hamlet dans la tragédie shakespearienne, la sanglante réalité humaine et arabe habite Adonis. 

Par Ritta BADDOURA
2008 - 02
Le dernier recueil du poète Adonis porte un titre beau et lourd de signification. Ce titre confie ce que le recueil laisse voir, qu’en Adonis se réalise une rencontre singulière et bouleversante : celle de Shakespeare et de Hamlet. Rencontre que le poète tente d’ouvrir à une étrange altérité : celle d’Ophélie dont la folie, contrairement à celle d’Hamlet, n’est pas simulée. Elle procède de pertes insoutenables : celles de l’amour et du sens. À l’image d’Ophélie morte, les mots flotteraient de plus en plus inertes, à la surface de la pensée lisse comme lac.

L’écriture d’Adonis accomplit dans ce recueil de rares fulgurances de puissance et de beauté. Le poème, tour à tour élégie sage, apocalypse épique ou haïku épuré, se déploie dans une ouverture qui est le tout et la vacance. Il révèle qu’il peut être le lieu véritable de la pensée, un microcosme de signes où l’univers entier a sa place. La philosophie, la politique, l’esthétique, l’histoire, les questions du temps et de l’espace, le désir ; tout cela hante les vers comme un spectre inquiétant, uniquement vivant par le poème. Pensées vacillantes prises dans des sables mouvants et dont la mobilité est assurée par le seul chariot du poème. Cette ampleur intellectuelle échappe aux artefacts poétiques du cérébral, propres à nombre de poètes, par une densité sensorielle et une étonnante ivresse de la métaphore. L’abondance fertile n’enlève rien au caractère unique et à la saveur de chaque poème. Ce dernier est écrit un peu comme une partition, un code possible pour la lecture à déchiffrer et pour l’oralité à dire. Le rythme visuel est aussi présent que les rythmes suggérés par la syntaxe et les sonorités internes.

Dans les ruines désolées de la condition arabe, Adonis ne craint ni de nommer le cadavre ni de fréquenter la folie. À la rigidité fragile des structures et des discours de bois, il répond par un ébranlement insolent des pulsions et des angoisses. Il injecte le poème – qui est le souffle – dans la poitrine oppressée et le cerveau déserté. Il parle de la libido et de la peur qui animent toute composante de l’univers y compris celles du langage. Il s’abandonne à l’ambivalence qui est fondatrice de l’humain et interroge l’Autre. Ce dernier est l’absent – Shakespeare par excellence, mais aussi Beethoven, un ami poète, la femme aimée disparue, le siècle, les plages, le citoyen arabe… – ou plus rarement le présent. L’Autre fonde, dans les deux cas de figure, la relation intersubjective comme principe de vie.

Sur une toile de fond dont les teintes dominantes sont des dégradés du sang, Adonis est auteur de liaison. Il relit l’histoire telle que récitée et écrite et effacée par les hommes. Pour lui, le mot représente la béquille du temps et de la mémoire, mais aussi la base de la pyramide des idées et de la construction du sens. Adonis dévoile le sort de l’humanité tel que lié au sort du langage. Ce dernier se trouve en voie de pétrification : il est abandonné en tant que moyen de communication et d’échange privilégié au profit de l’agression et du crime.

La poésie d’Adonis dit que c’est par la guerre que s’opère l’éloignement du langage. Si Hamlet est possédé par la mort de son père, Adonis l’est par l’agonie du langage désigné comme le repère fondamental. Le poète, dévidant l’alphabet de ciment et de fioul, demande : « Où est la poésie ? » Ce qui lierait Shakespeare, Hamlet et Adonis va au-delà de l’amour du langage, du mystère du désir et de la conscience aiguisée d’une réalité sourde. Ce serait la folie d’Ophélie. Si Adonis intime à Hamlet d’inhaler cette folie, c’est pour y situer le domaine de l’inspiration, fonction vitale aussi bien à la vie de tout organisme vivant, qu’à l’écriture poétique. Ce serait dans le partage de la folie irrémédiable de son aimée que le jeune prince retrouverait véritablement la pureté et la vérité dont il manque afin de rétablir la loi violée. Loin du délire aveuglant des grandes et petites nations, Adonis inhale la folie de la poésie qui est la clairvoyance suprême.




 
 
Dans les ruines désolées de la condition arabe, Adonis ne craint ni de nommer le cadavre ni de fréquenter la folie
 
BIBLIOGRAPHIE
Ihda’, Hamlet. Tanashak jounoun Ophélia de Adonis, Dar al-Saqi, 2008, 192 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166