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Poésie
Le poème pour seul domicile fixe
C’est peu dire que William Cliff déroute en son parcours des routes de terre, de mer, de chair et de temps. Ses vers vagabonds perturbent la question du genre en littérature et contournent les voies classiques de la poésie contemporaine.

Par Ritta BADDOURA
2008 - 01
Les poèmes du dernier recueil de W. Cliff, Immense existence,  prennent le large à bord de la métrique la plus fière – heptasyllabe, décasyllabe, alexandrin… Sa voix est chant de troubadour, son journal de bord est parfois intime, ses actes et pensées répertoriés se déroulent comme une pellicule de film. Cliff ne s’embarrasse point des cloisons qui assèchent la sève du mot et capturent l’écriture dans un registre, un genre ou une époque. En ce sens, il réfléchit sa condition d’homme en parlant le poème. « Les gens fument les gens absorbent du café/ les gens boivent les gens mangent beaucoup de viande/ ils mangent la chair des bêtes qu’ils ont tuées/ en s’envoyant du vin les gens font des enfants/ pendant qu’ils dorment les gens rapprochent leurs corps/ […] ils absorberont du café les gens alors/ iront chercher le tram afin d’aller dehors/ respirer l’air des oiseaux qui chantent à Nantes/ à gorge triomphante l’Existence Immense. »

William Cliff relate les rencontres et les impossibilités de rencontre qui sont à l’image des rimes de ses poèmes : embrassées, croisées ou plates. Il explore dans la liberté et la fluidité, un souffle d’écriture et des espaces lexicaux qui sont le plus souvent barrés pour nombre de ses contemporains. Il ne veut s’entourer des murailles de l’intellect ni se mirer aux yeux du lecteur. Son poème est évidence réconciliant les genres et les styles avec la réalité.

L’impact des singularités poétiques de William Cliff pourrait cependant passer inaperçu du fait de l’irrémédiable franchise de ses poèmes dont la fraîcheur sombre demeure intacte au cœur des miasmes qu’il traverse. Cliff habite l’errance comme l’errance l’habite. Des ports d’Helsinki et de Porto Rico à un hôtel à Charleville, du haut d’un tabouret observant les clients d’un bar aux marées qui remontent du souvenir, le poète voyage. Dans la profusion de son mouvement, il résiste à la torpeur dont le menace sa douleur. Par la morsure sauvage de son désir, il parcourt le globe pour supporter l’espace immense qui n’est que la durée de sa solitude. C’est par le poème, qui est son domicile fixe, qu’il habite le mieux cette solitude. « Parfois j’ai de la peine à me retrouver seul/ chez moi j’ai de la peine à voir le temps s’étendre/ comme une tache d’encre vers le soir le temps/ s’étend sur le plancher de mon étroite chambre/ alors je n’en peux plus et je sors dans la rue/ je monte vers la Cathédrale noire et nue/ vers la Colonne du Congrès la pierre noire/ dressée comme un phallus dans la nuit dérisoire. »

Cliff désire les hommes, en cela il s’est dévêtu de métaphores. Il parle des corps dans un érotisme rude et cru, appelant au repos de l’âme. Son écriture, qui dit l’anatomie et la sensorialité des jeux amoureux, fertilise une quête fêlée d’une union absolue. « Reviens-moi mon aimé/ avant que cette nuit ne me ravage/ et fais que désormais/ je ne voie d’aube sage/ qu’éclairée par l’astre de ton visage. »

William Cliff est dans la tentative de vie comme d’autres sont dans des tentatives de suicide. Sa démarche poétique est celle de la marche qui est sa forme d’existence privilégiée. Son image de poète le tracasse insuffisamment pour déranger son écriture et la piéger à l’artefact de vouloir à tout prix « écrire de la poésie ». Par ce détachement fougueux, il est dans le poème.



 
 
© Benoite Fanton / Opale
 
BIBLIOGRAPHIE
Immense Existence de William Cliff, Gallimard, 2007, 136 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166