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Poésie
La poétique adversaire
Dans la lignée des inventeurs-découvreurs, H. M. Enzensberger aurait mis au point la SPU ou « sonde poétique d’ubiquité » capable, au moyen des mots, d’effectuer une orbite autour de la Terre tout en traversant l’histoire jusqu’au plus profond de la mémoire humaine.

Par Ritta Baddoura
2007 - 12



«J’aurais voulu faire l’éloge de l’aurore boréale/ parce qu’elle est belle/ et qu’elle ne saurait être mutilée/ j’aurais voulu dire :/ pense à ces comètes rares/ et pense, ma main/ à ce que tu ne toucheras jamais/ c’est cela le monde/ et c’est beaucoup/ et nous, pas grand-chose.» Le recueil Mausolée, trente-sept ballades tirées de l’histoire du progrès de H.M. Enzensberger vient de paraître chez Gallimard. Regroupant quatre ouvrages de poésie publiés entre 1957 et 1975, Mausolée ne saurait être plus signifiant au regard de la condition actuelle du monde et du Liban en particulier.

Dans la boucherie de l’histoire, dans le musée des grands hommes, Enzensberger interroge et subvertit les notions de progrès et d’humanité. « Qui donc coud les galons du sang/ sur les pantalons des généraux ?/ Beaucoup de volés, peu de voleurs/ Loués soient les bandits : vous/ en faisant des avances au viol/ vous vous laissez choir sur le lit taré/ de l’obéissance, truquant jusqu’à vos râles. » Une lecture hâtive de son écriture dérouterait si ce n’est qu’elle confondrait les passagers de la SPU quant à ses mobiles et ses convictions. Car le poète brouille les pistes en un dépassement d’une simpliste et illusoire dualité : « J’écoute attentivement mes ennemis/ Qui sont-ils ?/ les Noirs me traitent de Blanc/ les Blancs me traitent de Noir/ J’entends bien : cela pourrait signifier/ que je suis sur la bonne voie/ (mais y a t-il une bonne voie ?) » Face à l’infantilisme ou à la toute-puissance sociopolitique, économique et éthique, il pose la responsabilité. Il défait le cordon ombilical des poupées russes que sont les systèmes établis. Sous la loi du silence d’une société où tout – même l’insurrection – est contrôlé : nul désir possible. L’ennemi serait partout dans une vision hallucinatoire du monde où, à côté du délire de persécution de certains, le poète effectuerait un « éveil » interprétatif. En se positionnant lui-même comme adversaire, il montre l’ennemi en chacun de nous, liés par une irrémédiable et archaïque fraternité. « Qui ne fait pas la putain avec l’Histoire ?/ Qui n’a pas de menottes à la bouche/ et un cerveau antiseptique ?/ Qui ne se je m’en lave les mains ?/ qui ne se nomme pas Pilate ? »

Face aux compulsions de production et de consommation ayant accompagné la progression de l’humanité, au cœur des diverses démagogies orales et écrites, Enzensberger effectue souvent une suroffre de mots autour d’un noyau d’épouvante incorporée. Il refuse l’identification à ce noyau, lequel rend égales l’auto et l’allo-destructivité des hommes, complices de la grande invention nommée Histoire. S’il dit : « Je suis seul au fond de la mer/ où nul de vous ni de nous n’a raison/ ficelé dans ma fin/ », il ne renonce à la poursuite de l’écriture, parce que l’espoir résiderait « au milieu des choses non écrites » et que « plus tard peut-être/ pas mal de mots/ rendront meuble la terre ».

Illustres ou non, tous les hommes sont des bâtisseurs de mausolées. Les poètes n’échappent certes pas à cette condition. Enzensberger va jusqu’à concevoir un mausolée pour l’histoire du progrès à travers trente-sept poèmes-biographies de personnages ayant modelé, à ses yeux, le devenir de l’humanité. Rarement un poète aura réactualisé ainsi les enjeux du pouvoir dans le langage. Rarement un poète aura effectué telle commémoration où la construction funéraire par la poésie éclairerait en filigrane une possibilité véritable de progrès.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Mausolée de H.M Enzensberger, Gallimard, 2007, 304 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166