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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Écrire à hauteur de temps
Pollen ou peau laine ? Jean-Noël Chrisment défait pore par pore les enveloppes successives en lesquelles l’être humain vient à la vie et prolonge jusqu’au dernier grain possible son passage à la mort.

Par Ritta Baddoura
2007 - 09
«  […] Sil faut évoluer/ plus vite que sa fin, / l’homme dans le vent sait/ le faire et la rejoint/ très vite ; au fond, de là/ à rattraper sa mort/ il n’y avait qu’un pas, / c’est fait. Mais dur, l’abord. / […] les pieds de sa mort entre/ les siens gênent. Sa tête, que la mémoire excentre, / balle quand il s'arrête. / Dans le visage oscillent/ ; la nuque, les cheveux. / Une époque fossile/ y chancelle avec eux. / [..] mais aucune raison/ de s’arrêter, non, suivre/ son élan jusqu’au fond/ des odeurs des fibres/ au fond des retombées/ de pollen, de poussière/ odorante, marcher, / tout l’homme persévère […]. »

Le long de longs quatrains tissés d’hexasyllabes se dévide sublimement sa mélopée où l’élégie devient ode au mouvement. Mélopée où la voix et le souffle éteints embaument en parfum la vaste absence : l’humain décédé cède ce qu’il est pour devenir. Chrisment veille à la métamorphose de la chair-psyché en végétal dans une vision où à la chaîne alimentaire se substitue un recyclage universel de l’humain en fleur.

« […] L’univers dans nos têtes/ mûrissantes cherchait/ l’élégance parfaite/ et simple du tiaré. »

Sa vision, puisant jusque dans les origines de la vie humaine sur terre, parcourt une Évolution harmonieuse et continue, où rien n’est rupture pour la Mémoire unifiant l’espace-temps, sauf peut-être l’étrange persistance double de la douleur et du désir :

« […] Et sur toi, corps brûlé/ qui ne les aura plus, / tes mains, pour y cacher/ ton visage trop nu, / viendront ces paumes lisses, / disponibles, de l’air/ dont la douceur déplisse/ le front le plus amer, / […] et jointes, le sommet/ de leur angle s’applique/ à l’arête du nez/ le plus anorganique. / […] Va, ton visage tu / pourras l’enfouir, entre elles, / les plus beaux résidus de ta face réelle. / Et le bleu de l’espace / y mettra sa moiteur, / comme à prendre la place/ libre, sèche, de pleurs/ inactuels, taris. / Dans l’aphone vacarme/ du bleu, de minces pluies/ te serviront de larmes, […] »

Là où son écriture magnétique transcende et étonne, Chrisment tient à la fois du magicien, de l’anthropologue, du botaniste érudit, du chirurgien épris d’os (profession qu’il exerce d’ailleurs), du philosophe, du biologiste penché sur son microscope, du sculpteur. Mots virils et doux, érotiques et savants, pragmatiques et élégants du poète. Le relief des traits, le volume du sang, le parler du regard, le voyage des gestes, la masse des muscles, la grâce des os, en somme la complexité d’une présence se détachent à nos sens, lentement vers le non-être. Énumérations ? Non. Comme les multiples parties de la physiologie humaine, comme les noms émouvants de tant de fleurs invoquées par Chrisment, la quantité chez lui transgresse l’obsession, le nombre chez lui est pulvérisation pollinisatrice. Il exorciserait en cela le précaire, guetterait la décomposition en une précision de l’ordre des microsecondes. Mais peut-on, même en déstructurant le fading de la présence, voyager à hauteur de temps ? Surprendre la mort ? Dire plutôt que Pollen est aussi le récit de l’abandon réciproque de la disparition à la présence.

« […] nuit, le noir dans le vert/ des pelouses, l’aigreur/ des gazons. Mais le flair/ outrepasse l’odeur/ du sang indélébile. / Le nez, qui leur provient/ de la nuque fossile,/ conduit les corps si loin./ […] ils s’en vont vers de longues/ périodes de silence/ brut, forées de diphtongues/ dures, de résonances/ rudes, vers de massives/ braillades préverbales,/ des levées de salive/ prises dans les rafales,/ de ces pluies où l’oreille/ et la peau du visage/ se tendent, s’émerveillent,/ se rincent du langage. »

Si nous admettons d’une part avec Jean-Noël Chrisment – qui cite Jean-Luc Nancy – que le corps « excède le langage », si par la suite nous supposons que la mort excède le corps, nous pourrions avancer que, par une sorte de boucle saisissante, le poète tenterait physiquement une écriture où le langage excèderait la mort. Qui donc serait, de la poésie ou de la mort, l’Allégorie de l’autre ? Après avoir publié en 2000 chez Gallimard son premier recueil Extrémités, Chrisment explore en Pollen les contours et les contenants du vécu humain. Si ce dernier ne s’éprouverait véritablement qu’à ses limites, Pollen traverse les extrémités pour accéder à l’essence. L’amour et le temps, longtemps faces d’une même entité, désormais par la mort désunis ; l’amour détaché du temps ne porte plus la souffrance et tend vers la poésie, absolu pur et logique des sens. Ce qui rend, dans l’univers chrismentien, le passage de l’humain au végétal possible, est la parole.

« […] Et le temps devenu l’/ autre face autonome/ de l’amour, grandit comme/ s’il prenait du recul. »

« […] Et l’amour par le chant/ de l’homme redescend/ le long des nerfs, des os, / les berce, les cajole. / Et le temps par le biais/ de l’amour veut toucher/ le grain de la parole/ sombre qui gît au fond/ de l’homme […] »

Effraction du mot dans l’absence : à ce démantèlement du sens que pose la mort quelquefois jusqu’à l’anéantissement, Chrisment serait ce guerrier profondément patient et qui n’écrirait plus contre mais avec la mort.



 
 
Chrisment tient à la fois du magicien, de l’anthropologue, du botaniste érudit, du chirurgien épris d’os, du philosophe, du biologiste penché sur son microscope, du sculpteur
 
BIBLIOGRAPHIE
Pollen de Jean-Noël Chrisment, Gallimard, 2007, 184 p.
 
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