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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Slam, parole piégée
À l’artillerie rusée, aux chaînes cliquetant aux chevilles, au papier monnaie devenu papier mâché, aux poings cognant au cœur des ghettos, à l’obscurantisme, quelques êtres réagissent par la mélodie, le rythme et les mots. Ils se forgent une arme qui tient en un sens du nucléaire puisqu’elle se propage et se développe selon le principe de la fission. Parmi ces armes de vie qui ont jalonné l’Histoire, un  procédé nouvelle génération : le Slam.

Par Ritta Baddoura
2007 - 06
« Je veux vivre moi, propager la panique, répandre dans la ville mon virus artistique, dédier ma prose aux junkies faméliques qui s'overdosent dans les toilettes publiques. […] Je représente la délinquance verbale, progéniture de la fracture sociale, […] Le temps qui passe mène à d'autres issues, même dans l'impasse ma conscience est accrue. » (Nada)

Parole piégée, le Slam ne craint pas de s’aventurer dans le maquis de la réalité contemporaine. Là où d’autres ne sont que beaux parleurs, il trempe dans les marécages des codes langagiers de la rue et se relève, porte-conscience et haut-parleur des tragédies de la civilisation. Avec pour matrice la communauté urbaine, le Slam réactualise l’oralité poétique dans ses dimensions de spectacle et de rencontre avec le public révélées au moment de la déclamation. Il est « musique avant toute chose » par les rimes, rythmes, sonorités et inflexions de la voix du slameur, conférant ainsi vie et rencontres étonnantes à des mots d’ordinaire désenchantés et crus. Le Slam est de même poésie par ses métaphores et son lyrisme surprenant car se déclinant terre à terre, il rampe contre mur et sol comme lierre.

« Voici l’alliance originelle et rare de la basse et du poète
Qui donne naissance en ce soir à une essence secrète. » (Rouda)

Lorsque Marc Smith, ouvrier en bâtiment et poète atypique, crée le mouvement « Slam » à Chicago dans les années 80, il cherche à évacuer la poésie de sa tour de verre/vers ; sa vision du poète est celle d’un serviteur du peuple. Le terme « Slam » est issu de l’argot américain et évoque un claquement : celui d’une porte, d’une main qui gifle, du bras du boxeur... violence du mouvement ou du langage : violence codifiée et sublimée dans l’affrontement. L’auditeur du poème exposé aux réalités décrites par le (la) slameur (se) se retrouverait comme sous l’effet d’une claque.

Comme il « détestait les scènes ouvertes de poésie – souvent longues et ennuyeuses », Marc Smith créa une mise en scène ludique pour mettre en avant  la dimension de spectacle et impliquer le public. Questionnant la notion de qualité en poésie, il organise alors dans un bar nommé le Green Mill des compétitions de poésie railleusement intitulées: Uptown Poetry Slam (le Slam des beaux quartiers), arbitrées par des membres du public motivés par leur appréciation subjective du texte, de la qualité oratoire du slameur et de l’esthétique de la performance. Ces compétitions/combats « pour rire » connaissent un vif succès, relayé par les médias dès 1987. À partir de Chicago, le mouvement gagne San Francisco par le biais de l’Association nationale de poésie, puis Boston et New York jusqu’à embrasser l’ensemble du territoire américain. Le mouvement se fédère avec le premier « Grand Slam national américain » en 1990 à San Francisco. Ce Slam national commence par être un hommage d'une ville à une autre ville. « C'est un don de la communauté des poètes à tous les nouveaux venus », précise Marc Smith.

Le mouvement demeure relativement confiné au milieu underground jusqu’à ce qu’en 1996, deux journalistes s’intéressent au slameur Saül Williams, vainqueur de plusieurs compétitions américaines et vedette des documentaires Underground Voices et Slam Nation de Paul Devin. Saül Williams participe alors au synopsis du film Slam réalisé par Marc Lévin en 1997, dont il est le principal protagoniste. Caméra d’or au Festival de Cannes 1998 et grand prix du Sundance Film Festival de la même année, ce film suscite une reconnaissance internationale au Slam en tant qu’art à part entière. Porté par un engouement médiatique (essentiellement les chaînes télévisées : CNN et MTV) et populaire grandissant, le Slam gagne rapidement le monde entier.

Les slameurs de Chicago s’imposaient des contraintes formelles évitant  la rime, le système métrique traditionnel, et l’emploi du « je » comme sujet. Aussi, assumant le Slam comme un art oral du spectacle fondé sur la compétition, ils excluaient la possibilité de publication ou édition. Toutes ces règles ne font guère office en France où le Slam conserve surtout de son modèle américain la notion de communauté.

« Je suis l’aubépine, la plante carnivore, Celle que le silence déforme et dévore,
La douce pâquerette est allée couper son annulaire, Avec sa bague, sa tristesse et ses chimères,
Elle a jeté son doigt dans la fosse aux oublis, Et dans la fosse aux lions la rose a repris vie. » (Fleur, membre de  Slam ô Féminin)
Les premières scènes sont apparues à Paris avant de se développer en province. Actuellement, les spectacles de poésie qui faisaient plutôt profil bas jusqu’au début des années 90 connaissent des pratiques poétiques oratoires diverses rassemblées sous l’égide du Slam. Cet essor s’est surtout développé sous l’impulsion du poète-acteur Pilote le Hot et d’autres comme Nada, l’association Uback Concept ou le Collectif 129H. Nous citerons aussi Grand Corps Malade, Félix Jousserand, D’ de Kabal, Hocine Ben et les collectifs : 8e Sens, Ma Quête, Spoke Orchestra et Slam ô Féminin.

Pratique communautaire pour les uns, performance poétique individuelle pour les autres, le Slam s’est forgé sa propre identité en France tout en attirant un public de plus en plus vaste et varié. Plusieurs projets récents, s’écartant  de la lignée puriste, joignent le Slam à la musique sur album, tout en veillant à mettre en avant le pouvoir des mots. Certains textes de slameurs sont publiés dans des journaux littéraires ou des anthologies ce qui annonce la reconnaissance poétique du Slam.

« Un soir d’août la lune rousse a dévoré nos rêves. J’ai cru apercevoir l’envers du décor ; Des montagnes-machines, des machines-hommes, outil du chaos. La douleur des étoiles enfantant des Mondes. […] De glaise et de boue la Terre, le tapis des océans, les cendres de la statue redevenue poussière. » (Yann Thomas)

Métissage enraciné dans la tradition de la poésie américaine, de la culture afro-américaine et du mouvement punk européen, le Slam a le noir à l’âme. Ses élans contestataires et ses revendications sociales font de sorte qu’il est souvent comparé à du rap sans musique et à du hip hop, mais il demeure en réalité plus affilié au parcours émancipé du jazz. Il libère la pratique du mot de la préciosité mondaine et de l’intellectualisation médiatique pour la réintroduire dans la sphère du politique. Dans les villes où règne le péril d’exister et de persister, le Slam figure l’exercice, singulier certes, par le citoyen de ses droits et devoirs. Poésie, art, mouvement, résistance, moment d’écoute et de partage : les positions sont diversifiées quant à définir le Slam, mais s’accordent toutes à en revendiquer le caractère égalitaire et démocratique.

En décloisonnant les compartiments de style et de genre, le Slam égalise le terrain sous les pas des poètes. Qu’ils soient issus de la rue ou des salons littéraires, le Slam leur accorde la parole à toutes et à tous. En un même sens, il concrétise pour un public, demeuré longtemps déserteur, la rencontre avec la poésie. Il figure la passerelle liant écriture et performance et effectue un renouvellement cellulaire des circuits traditionnels de la poésie contemporaine. Aussi, le Slam ose les retrouvailles du réel brut et de la poésie. Cette dernière ne peut être une entité figée, une utopie du sens ou encore une pratique sectaire dont l’accès concret, imaginaire et intellectuel reste réservé à une élite.  Violence, meurtres, sexualité, scandales, racisme, plagiat, corruption, sont remis à l’ordre du jour et de la réalité par le biais d’une alliance entre les diverses classes du langage : argotique, familier et soutenu.

Ces éclats qu’on entend dans les rues de Beyrouth ne sont pas chants de troubadours ou cris de marchands de quatre saisons. Marche de l’angoisse qui abat les passants à coups de silencieux. Combien osent vraiment le mot et le son et le sens ? Les slameuses et slameurs, compagnons vagues d’un Villon contemporain, pratiquent la délinquance lyrique, plate-forme originale, quelquefois marginale, où la poésie s’avère possible.

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166