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Poésie

«?Rester fidèle à ma conception de la poésie tout en écrivant sur un sujet politique par excellence, tel est le défi que j’ai essayé de relever?», affirme Youssef Bazzi à propos de son dernier recueil de poèmes Dans la bouche du corbeau.

Par Tarek Abi Samra
2016 - 01
Le rapport de Bazzi à la politique, tumultueux, date de longtemps. Né en 1966, ce poète qui vient de publier son cinquième recueil fut, entre l’âge de quatorze et dix-neuf ans, un combattant qui prit part à des batailles sanglantes durant la guerre civile libanaise. Il a tiré de cette expérience un court récit autobiographique, Yasser Arafat m’a regardé et m’a souri (traduit en français par Mathias Énard), dans lequel il relate ses années d’apprentissage, vécues au milieu des tueries et de la crasse, de l’alcool et de la drogue, dans un style sec et brutal, sans émotion ni enjolivure. C’est durant cette période qu’il découvre la poésie. Plus tard, devenu journaliste, il dirige le supplément culturel Nawafez du quotidien al-Mustaqbal jusqu’à sa fermeture toute récente. Soutenant farouchement la révolution syrienne, il a ouvert les pages de ce supplément à nombre d’écrivains et de militants syriens.

Concernant la dimension fortement politique de son nouveau recueil, Bazzi explique que sa poésie n’a jamais été solipsiste. Il affirme qu’il avait toujours tenté, dans ses poèmes antérieurs, de mettre en relation sa vie quotidienne, son intériorité et sa propre vision du monde avec la réalité extérieure, avec un temps et un lieu concrets?; c’était en quelque sorte la biographie d’un «?moi?» en communication permanente avec un «?nous?» collectif qui le dépasse. «?Mais aux lendemains des bouleversements ayant déferlé sur le Liban en 2005, la politique s’est violemment infiltrée dans nos vies quotidiennes?», dit-il. Il poursuit?: «?Nous nous endormions et nous réveillions en regardant la diffusion en direct d’événements énormes qui excédaient parfois notre capacité de compréhension?; je m’étais alors très nettement rendu compte que ma poésie devrait répondre à ma transformation personnelle, à mon retour à l’engagement politique.?» 

Cette récente «?politisation?» de la poésie de Bazzi est cependant aux antipodes de ce qu’on désigne communément par littérature engagée. Loin de tout militantisme et déclamation oratoire vide, de toute idéologie au sens restreint du terme – choses qu’il déclare vouloir absolument éviter dans la poésie parce qu’elles la dégradent et la font déchoir au rang de la prédication?–, l’écriture de Bazzi retrace un destin collectif sanglant, regorgeant de catastrophes et de tragédies. Mais ce destin d’une société est toujours vu à travers une conscience individuelle, celle d’un poète à la sensibilité macabre, qui allie constamment des descriptions réalistes et cruelles à des images et des métaphores fantastiques. Et lorsqu’il décide de se confronter aux soulèvements arabes et, plus spécifiquement, à la révolution syrienne, un grand souffle épique traverse alors ses poèmes, sans pourtant effacer une sorte de lyrisme désespéré et furieux. 

Bazzi précise que l’un des plus anciens textes de ce recueil est en étroit rapport avec le 14 mars 2005 et ce qui s’est ensuivi, ajoutant qu’il avait demeuré hésitant après cette première tentative d’écriture sur un sujet politique, jusqu’à l’avènement d’un bouleversement beaucoup plus grandiose?: le Printemps arabe et ses révolutions. «?La prétention de rendre compte, par la littérature, de ce que nous avons alors observé et vécu est équivalente à de l’insanité?», affirme-t-il. Mais il clarifie?: «?J’ai essayé non pas de dire le sens de ces révolutions, ce que personne n’est en mesure de faire, mais de parler de mon expérience et de mes émotions face à de tels événements.?»

La dernière partie du recueil est beaucoup plus intime?: cinq courts poèmes sur des quartiers où Bazzi a vécu. Sa description les dévoile comme des lieux de déchéance, comme si une violence, à peine camouflée, pouvait à tout moment y surgir. «?C’est surtout le cas de Beyrouth, ville débordante d’énergie, mais continuellement marquée par son passé violent?», affirme-t-il. En effet, même les échappées les plus lyriques de Bazzi sont toujours ancrées dans un réalisme brutal qui nous rappelle constamment cette vérité sur laquelle il conclut?: «?Les endroits que nous habitons ne sont jamais dépourvus des traces de la mort.?»


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Fi fam el-ghurab (Dans la bouche du corbeau) de Youssef Bazzi, éditions Riad el-Rayyes, 2015, 80 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166