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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Opacité lumineuse
De l’opulence chaude des rives de la Méditerranée émane une inquiétude sage et ciselée toute extrême-orientale. 

Par Ritta Baddoura
2016 - 07
Les poèmes de facture classique, avec un penchant appuyé pour les rimes, dominent Tunis Marine. Quelques percées poétiques parviennent cependant à se libérer de l’héritage et du connu et à viser l’essentiel. Il faut aller à leur rencontre dans la forêt du recueil riche en oiseaux, chats, fleurs, maisons blanches, terrasses de café, plages, arbres en bourgeons et en fruits, et dont l’univers baigne dans le merveilleux de légendes, contes et comptines d’enfant, tout en traitant de réalités et de drames intimes ou collectifs. Cet univers doit beaucoup au creuset de sensibilités propre à la poète de mère japonaise et de père marocain, qui est née et a vécu en France, puis a élu la Tunisie comme pays de cœur.
 
« Moi perchée sur la Vague témoin impuissant/ ne sachant s’il fallait plonger ou résister/ flairant la mort proche comme un requin du sang/ je me surpris soudain à vouloir et lutter (…) »

« Dans La Marsa les volets bleus/ et la citronnade vert fluvial/ jouent leur partition dolce/ Que savent les chats aux portes des maisons/ de la guerre que j’ai menée/ et du pays tordu par l’inquiétude/ La mer est impassible/ et parle le même langage/ que les fontaines dans les patios/ Je ne sais que choisir entre l’agitation des hommes/ et les rues blanches qui cherchent le soleil »

Tunis signe comme un retour aux origines pour Aya Cheddadi. Ses poèmes suggèrent qu’elle s’y est sentie chez elle, en harmonie. Médina de cœur, rythmes et nuances changeants du jour et de la nuit, sont très présents dans cette poésie haute en couleurs, explorant divers formes et thèmes pour tracer sa voie. Tunis Marine propose un éventail de poèmes dont certains pourraient être plutôt destinés aux enfants, d’autres à la jeunesse, et d’autres encore aux adultes. C’est là une richesse de cette plume trop tôt disparue.

« Le cœur et la langue de Zoumouroud/ sont comme le géranium blanc/ son et pensée que l’amour soude/ La peau et les poils de Zoumouroud/ sont enduits à l’huile d’argan/par Dada au son du ‘oud/ Le front et les yeux de Zoumouroud/ ont la grâce paisible du paon/ quand on lui masse le creux du coude/ et qu’on frotte d’une fleur coupée/ son corps lisse et purifié/ c’est Zoumouroud aux petits pieds/ Zoumouroud la bien-mariée »

Ce premier recueil posthume est affectueusement soutenu par une préface de Abdellatif Laabi et une postface de Tahar Ben Jelloun. À la fois solaire et lunaire, l’écriture de Cheddadi se caractérise par la fébrile sérénité même dans la conscience de la mort qui approche et du non-sens qui apparaît comme le mystère de la vie. La rencontre des cultures en Cheddadi produit une lumineuse opacité qui est peut-être ce qu’il y a de plus marquant dans cet ouvrage. Cette empreinte, en dépit du manque d’innovation formelle et de la disparité des morceaux rassemblés dans Tunis Marine, est une singularité poétique. Singularité qui rend, de poème en poème, la voix de Cheddadi de plus en plus attachante et étonnante. 

« En vous attendant/ j’ai confectionné un bijou d’écume/ que je porte à mon front comme un diadème arc-en-ciel/ reine dans ma solitude/ et pourtant je n’avais pas prévu de/ vivre en solo près du rien/ Étrange timbre du frigo/ note ténue dans le silence/ où nos voix joyeuses ne font pas tapage/ mais le chant des oiseaux et le prélude/ du muezzin à la nuit rendent cette idée moins absurde/ vivre en solo près du rien/ Je joue mon rôle dans votre univers/ et vous dans le mien/ Ne m’oubliez pas/ À chacun sa complétude/ même si vous n’aviez pas prévu de/ vivre en solo près du rien »


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Tunis Marine de Aya Cheddadi, Gallimard, 2016, 167 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166