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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie

Une fable montagneuse et sage s’esquisse dans le dernier recueil de Vénus Khoury-Ghata : empreinte de l’absence des hommes, traversée par les chemins de la mort, et peuplée par les femmes faiseuses et creuseuses d’eau.

Par Ritta Baddoura
2018 - 07


«Pleure comme si la rivière était entrée en toi/ disent les gens de l’eau/ Et laisse ta voix derrière toi pour mieux t’écouter par temps de pluie/ Les gens de l’eau ont leurs codes pris au premier saule/ Ils parlent la bouche pleine d’abeilles/ le caillou blanc sur la langue signe la paix (…) ».

Peuple habitant le cycle éphémère. Exilé loin de ceux des lieux et des alphabets usuels. Les gens de l’eau « lisent l’intérieur des pierres ». Leurs corps sont-ils vraiment là ? S’activent et vont et viennent les semelles et les chaussures alors que les « pieds ont disparu ». S’activent surtout les bras du dur labeur de la terre et du corps, et les « mains du soir méconnaissables à force de débroussailler le jour ».

Migration des temporalités, les hommes des gens de l’eau ne reviennent pas. Tout est liquide et s’écoule : les souvenirs, les envies, les violences, les amours, les « maisons au bord des larmes ». Les prédateurs rôdent. Fondations, murs, toits ont perdu leur consistance. Un refuge demeure, tour à tour maternel ou érotique, sous les jupes des femmes des gens de l’eau ; elles dorment sur leur « propre épaule ».

Restés quelque part dans le relief millénaire de la montagne, brulés par un infini été dont la sécheresse survit à l’hiver le plus rude, les hommes de l’eau existent par leur absence. Partis à la chasse ou au repos ultime. Les gens de l’eau sont en définitive les femmes des gens de l’eau. Ce sont elles qui animent le cours des eaux et donnent le souffle à ce beau recueil. Elles ont la solidité brute du roc et la patience des femmes s’attelant également aux tâches domestiques, aux mystères des saisons, aux cycles menstruels, aux aventures des animaux, aux détresses des enfants. Chamanes sans âge saisissant la pensée des éléments, elles sont ces beautés inconnues qui « faute de miroir/ (…) ne savent pas qu’elles sont femmes ». L’eau est à elle-même son propre miroir.

La femme des gens de l’eau exhume âmes et souvenirs de sa plume, tour à tour pagaie mythique, balai laborieux ou fusil de chasse. Revient l’image de celle qui « creuse l’eau avec son bâton ». Attentive à la vie des mots, elle remue et transforme les ingrédients de sa solitude. Elle donne vie au vide par l’écriture mais renonce peu à peu à donner « à manger à (son) mort familier ». Quel sens accorder au présent maintenant que le passé et l’avenir pèsent de leur ombre sur elle sous le signe de la dissolution ? Les hommes chéris ne sont plus là. Les enfants « dorment avec leur cerf-volant ». Restent chagrin, douleur et écriture : « J’écris pour devancer la nuit/ devancer la pluie qui rétrécit les pages ».

Deux parties suivent les Gens de l’eau. Les Dépeupleurs se déploie dans un contexte urbain, s’inscrit dans l’actualité des barbaries ordinaires du XIXe siècle où la mort est « simple trébuchement » et « le tueur une terreur qui prie ». La Dame des cyclades narre les périples d’une statuette exhumée 4000 ans après son entrée en terre. Ces poèmes opèrent des allers-retours entre la poète, femme vivante perpétuée par l’écriture, et l’œuvre d’art, statue à l’effigie d’une femme morte et qui ressuscite par la main d’un homme qui l’a rêvée puis révélée. La recommandation de la mère de cette femme nommée jadis Kia sonne aussi comme un avertissement pour la poète : « Reviens à la maison les morts n’ont pas besoin de toi pour trouver le chemin ».

Kia prête son reflet à Vénus qui erre dans les ténèbres à la recherche des morts bien-aimés ? frère, amoureux, compagnon ? « parti(s) avec le chemin », « même si la mort est suivie de guérison ». Par ses persévérances et ses errances, par son souhait de préserver les terres fabuleuses de l’enfance, Vénus Khoury-Ghata explore encore et renouvelle son univers d’écriture : intarissable, reconnaissable entre tous mais jamais répétitif.

« Les femmes des gens de l’eau donnent le pain d’orge au cheval/ les graines du canari à l’homme qui a ouvert la cage/ puis l’enterrent au pied de l’if./ Qu’il meure si telle est la volonté de l’oiseau parti sans réfléchir/ la veuve sait comment l’assouplir pour l’introduire dans la terre sans casser ses os (…) ». 

Les femmes des gens de l’eau sont indépendantes. Elles ne doivent rien à personne. Elles vivent en résonance avec le climat, la faune et la flore. Emplies d’eau des saisons et des mouvements de départs temporaires ou définitifs. Leur pays est sans cesse élevé et dissout par un souffle d’une ancestrale quiétude : « on pourrait entendre le vent s’asseoir sur un caillou ».
 
 
Gens de l’eau de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 2018, 128 p.
 

 
 
© Louis Monier
 
2020-04 / NUMÉRO 166