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Poésie
Marie-Claire Bancquart habite le visible
Arpentant la sédimentation des pensées, des matières et des organismes, la poésie de Marie-Claire Bancquart sait accueillir la fureur du magma et percevoir du visible ce qu’il porte d’inaperçu.

Par Ritta Baddoura
2019 - 04


Depuis son premier recueil paru à la fin des années soixante, Marie-Claire Bancquart a poursuivi une voie poétique, souterraine et absolue. Dans l’opacité des dimensions secrètes de toute existence, dans les entrailles stratifiées du sens intime des êtres et des choses, elle a exploré le gouffre des épreuves et s’est nourrie à ciel ouvert, de ce qui fait présence au monde. Ses mots, tricotés de menus flux statiques font accéder à la lecture de vastes mouvements, et tendent sans cesse vers les présages de mort que porte le présent. 

« (…) Odeur des tilleuls/ leur pollen en pluie./ J’habite le visible/ de cela, je ne serai pas désertée/ (...) verte ma verticale/ tout l’obscur sous mes pieds:/ œcuménique paysage./ Où sur terre, il n’importe/ c’est ici, dans la minute/ en origine et fin. (...) »

Terre énergumène paraît en janvier 2019, un mois à peine avant le décès de Marie-Claire Bancquart le 19 février. Marie-Claire Bancquart côtoie la maladie dès l’enfance, et hume l’ombre de la putréfaction avec la candeur. Pas de bons sentiments ou d’illusions amères, la poète tourne vers la réalité sa sensorialité plurielle et écrit ce que vie et mort ont de partage et d’inéluctable. Ses poèmes sont une oreille attentive à la solitude et aux nuances du microcosme. 

« (...) Prendre à pleines mains la minute/ la serrer./ Il en sort un fruit mûr/ que j’ai longtemps cherché à l’aveuglette, parmi les leçons des ténèbres. »

La sensorialité chez Bancquart se déploie tel un réseau imperceptible mais si essentiel pour adoucir le quotidien du corps, figure de l’exil. C’est par le tactile (les laines, les liquides plus ou moins visqueux, les mousses, les os, les muscles, les cellules, en les textures, leur température) notamment, mais également le visuel (couleurs, formes, luminosité), l’odorat et le goût, que la poète s’enrobe d’enveloppes translucides et va dévider la rythmicité singulière de son écriture.

La terre revient dans les titres des recueils et des poèmes de Bancquart, et cherchant à habiter la terre, à la surface comme dans ses tréfonds, elle tente d’habiter son propre corps. Les profondeurs de l’organisme et de la terre, sont les unes pour les autres des reflets mutuels. L’humain côtoie, transforme, tue et se repaît du vivant du monde. C’est cette science mystérieuse, et cette sororité entre l’humain et les organismes et matières de l’univers, que la poète invoque. À mesure que son écriture se ramifie souterraine à l’image des racines de l’arbre, les branches se tendent, s’élancent, bourgeonnent et font résonner à l’air libre leur poésie.

« (...) Eh, notre corps du moins, vous pouvez toujours/ le tronçonner en vidéos contradictoires/n’empêche:/ en vérité ça fonctionne, ça irrigue, ça respire/ bon gré mal gré ça reste/ composition, totalité./ Moi j’aime/ mettre la main/ dans son plus au creux, dans son plus entier/ Si tu pénètres dans le corps/ assez profond/ pour explorer ta forêt de veines, de bronchioles/ deviens/ le magicien d’inverse/ plante la menthe/ racines hors de la terre/ confie sans nourriture au ciel/ dans l’humus elle va croître/ en feuilles odorantes/ embaumant taupes et fourmilières/ le monde connaîtra/ les minerais de l’air, les soleils souterrains,/ et les liens qui unissent/ graminées/ scolopendres. »

Selon Aude Préta-de Beaufort qui préface ce beau recueil, Marie-Claire Bancquart « éprouve l’existence d’une vie autonome du corps, dont les circulations, battements, dérèglements, inscrivent au plus intime de soi une altérité indépassable », le corps devenant ainsi « espace de transhumance ». Dans ses correspondances avec le vivant et les choses, elle éprouve par le corps et les sens, la résistance du contact entre durée et éphémère et trace des morceaux uniques, frôlant parfois l’abject ou le sublime par d’indicibles pensées. 

« (...) Nos tendons révoltés/ pas de pensée, pas d’appétit/ la bête a mal/ tout juste/ la traverse le souvenir du tendron de veau/ que nous mettons à mariner, citron-huile,/ puis à confire/ doucement/ (...) c’est la vengeance du veau, / l’inavoué/ du veau en nous/ notre communauté (...) Noire l’eau/ sur petits os de bêtes/ et/ pourrissement des feuilles/ sent noir, l’eau/ mais sent pas nul/ va profond aux poumons/ depuis le fossé/ elle entre/ par la bouche et ressort/ par le sexe/ ah, et les os des bêtes/ bougent un peu/ maintenant/ à l’intérieur des nôtres. »

Poésie des strates, du feuilletage, des dépôts successifs, Marie-Claire Bancquart traverse au fil des trois recueils rassemblés dans Terre énergumène, les sédiments de l’expérience et de la mémoire, de l’enfance à la vieillesse, dans la proximité permanente avec la mort. Au fil de ces voyages, du visible à l’invisible, c’est le magma essentiel, que Bancquart recueille, et qui confie son amour de la vie. 

 
 
 BIBLIOGRAPHIE  
Terre énergumène et autres poèmes de Marie-Claire Bancquart, Poésie/Gallimard, 2019, 400 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166