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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Transmutations autour de la voix
Cinéma de l’affect explore le rapport à l’absence par une exploration originale de la voix et du bruit. L’investigation affective, intellectuelle et sensible du son, peut-elle présentifier le mystère de ce qui n’est plus??

Par Ritta Baddoura
2020 - 04
Cinéma de l’affect met en scène ce qui façonne indubitablement la singularité de l’écriture de Sandra Moussempès, à savoir une expérimentation de la transdisciplinarité via la poésie. Dans ce tout dernier recueil, la dimension conceptuelle de son approche se vêt d’autres peaux plus concrètes?: celles affective et sensorielle. 

«?La face A de la K7 est arrivée à sa fin, en la retirant délicatement, les rubans s’échappent des petits cylindres dentelés, je rentre mon index et tourne quitte à m’écorcher le doigt, si je veux écouter cette K7-là, celle qui se déroule ou s’entrouvre, pour entendre une voix du passé, cela se termine toujours mal/ J’ai vraiment cru que je l’entendrais cette voix-là, celle d’un ancien amoureux, celle de mon amie starlette morte, celle de mon père vivant (lorsque les répondeurs téléphoniques n’existaient pas), ce conglomérat de toutes les voix formait un bruit de crissement de pneu increvable et je pouvais prévoir la mort du magnétophone.?»

L’émoi amoureux et son érotisme teintent la pensée dans Cinéma de l’affect. L’acoustique, l’odeur, la texture et les volumes des rubans d’une K7, des composants d’un microphone ou d’un gramophone, étendent leur halo sensoriel autour de l’insaisissable de la voix. Cela donne un foisonnement peu observé dans les précédents ouvrages de Moussempès, et confère une veine baroque à certains poèmes. 

«?J’ai la chance dans ce nouvel épisode de me retrouver hors d’un gouffre/ Mais suspendue sur pilotis au-dessus du vide, la technique vocale ne suffit pas/ (…) La mécanique surnaturelle de nos séances d’emboitement n’est pas uniquement tissée d’organes/ Car si l’on cherche à retranscrire le son de nos ébats, les cris se divisent en rires et en clameurs qui laissent perplexes/ Après avoir fui en combinaison New Age me voici revenue vers toi qui débutes au théâtre une carrière de médium, tu fabriques des machines à remonter le temps/ pour un film expérimental basé sur notre histoire dans sa version non sous-titrée/ Rien n’est au point pour le moment/ Je me retrouve auditrice de sonorités aussi floues que des ectoplasmes.?»

La temporalité de la rencontre amoureuse, depuis les débuts jusqu’à l’épilogue relationnels, semble être la partition sur laquelle viennent se loger les mots de Moussempès. Le caractère non durable de l’amour perdu, sa proximité quasi-continue avec la mort, ont à l’égard des protagonistes, des dimensions quasi-vampiriques dans ce recueil où il est pourtant plutôt question de fantômes et d’esprits. 

Moussempès arpente le son puis le temps en quête de sens. De bienveillance aussi. Dans une sorte de réflexion à contre-jour sur son histoire d’amour, guidée par un halo de lucidité présent dès les prémisses de la rencontre, elle se bat avec l’impossible du déjà advenu. Elle remonte le temps, le transmue, pour retrouver les moments-clés de l’amour et les identifiants de la rupture, ainsi que renouer avec ses ancêtres, notamment la diva Angelica Pandolfini, cantatrice sicilienne avec laquelle elle partage une tessiture de voix et un sens du non-conformisme. 

«?(…) Lors d’une session spirite je m’adresse à Angelica?:/ - Angelica qui es-tu?? / - Peux-tu réécrire mon histoire et la placer dans un autre contexte, à une autre époque ou est-ce déjà foutu?? /- Je ne suis pas ta doublure, je ne serai jamais ta doublure, je suis ton miroir je serai toujours ton miroir…/ et ainsi de suite, dans l’entonnoir strident qui sert de sortie au phonographe. »

Peut-on trouver sécurité et légitimation dans son ascendance?? Moussempès semble mieux se soustraire aux dédales du labyrinthe amoureux en réaffirmant son lien à ses aïeuls. Par le recours à la lignée des «?phone?» – microphone, gramophone, magnétophone, téléphone – comme outils d’investigation transgénérationnels de l’histoire familiale et de l’histoire amoureuse, Moussempès consolide son être dans la continuité d’une filiation assumée avec ses ancêtres biologiques et spirituels. De quelles voix sommes-nous dépositaires, et quel chant choral, nos balbutiements s’ajoutant à ceux de nos prédécesseurs, diffusent-ils??

«?Je me suis longtemps demandée de quelle matière sont constituées les cordes vocales/ Ne sachant pas où elles se situent, j’aurais pu emprunter une sonde gastrique et vérifier moi-même sur un corps inerte ce qui provoque ces ondes sonores humaines – la voix chantée, l’intérieur de l’humain –/ (…) J’ai commencé à chanter quand j’ai senti qu’il fallait se taire/ Après la mort de mon père qui désirait, lui, que je sois chanteuse d’opéra, comme un complément d’enquête en contre-façade à la famille paternelle, je suis devenue chanteuse de façon clandestine, le chant s’est transformé en voix, le timbre en écriture revenue à la voix sans que la voix y succombe.?»

Cinéma de l’affect propose une exploration du rapport à la disparition de l’autre, à la dissolution de soi, à l’absence, par le truchement d’une réflexion originale sur la voix, celle humaine et celle des objets. Le prisme de la voix constituerait-il un passage facilitant les manifestations de l’esprit, le retour fantomatique augurant d’une possible reconnexion avec les disparus?? Peut-on capter quelque chose de la sidération, qu’elle relève de la cristallisation amoureuse ou de la rupture?? Est-il possible de concevoir un dispositif pour en retenir une trace, ou un miroir qui puisse la réfléchir comme le bouclier de Persée face à Méduse?? La pluralité des questionnements dans la pensée de Moussempès, ainsi que celle des dispositifs évoqués (en lien avec le spiritisme, le sonore, l’écriture) alimentent la confusion des espaces-temps dans lesquels évoluent les protagonistes de ce recueil, avec un subtil art du paradoxe caractéristique chez la poète.

«?Pour entrer au Muséum il fallait se munir d’une carte magnétique à puce ésotérique maniant aussi bien le retour dans le futur que l’idéalisation du passé/ Le présent demeurait introuvable ou bien se déduisait de l’instant comme une équation vocale soluble dans un son strident au-delà des tympans?; mais où se situait l’au-delà?? (…)?»

Ce n’est pas par les séquences cinématographiques de quelques poèmes que Moussempès exorcise l’absence, mais par l’examen poétique du sonore et des transformations opérées par son intercession. Par un étayage de funambule sur le peu de matérialité et le trop de mystère qu’offre la voix, elle tente de renouer avec les dimensions télépathiques de la connivence amoureuse et de sonder «?l’aspect corporel de la pensée?». La veine narrative de Cinéma de l’affect se veut riche et décalée, avec certaines références aux films de Lynch ou de Buñuel. La dimension cinématographique, outre les scènes de fiction incorporées aux poèmes, est surtout tributaire de la sur-présence de la voix (le sous-titre du recueil étant?: Boucles de voix off pour film fantôme). Le son occupe l’espace, suscite les pensées et les émotions et orchestre leur mouvement. 

«?(…) Vertigineux de comprendre que le son de la voix est en fait la charge mentale de son environnement intuitif (…).?»

Moussempès compose ce recueil en investissant intensivement le champ du sonore. Dans une sorte d’emboîtement, les images de son film fantôme se révèlent ectoplasmes du son, le son étant lui-même ectoplasme qui émane du poème. Moussempès met à disposition de l’autre dénué de corps, de voix, ou de désir propre, les ondes de son univers comme potentiels d’énonciation. Sa retranscription transversale de l’absence ne présage d’aucun discours spécifique, mais témoigne du magnétisme des transmutations.
 
 
Cinéma de l’affect de Sandra Moussempès, éditions de l’Attente, 2020.


 

 
 
D.R.
Moussempès arpente le son puis le temps en quête de sens. De bienveillance aussi.
 
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