FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
La jeunesse jordanienne entre deux discours


Par Melhem CHAOUL
2008 - 04



Marlène Nasr est travaillée par une problématique sociopolitique qui s’énonce sous la forme suivante : dans quelle mesure les systèmes scolaires arabes contribuent-ils à une socialisation politique qui sensibilise et prépare ses élèves à des connaissances, des valeurs et des comportements favorables à la démocratie et à sa consolidation ? Ce livre contient une première réponse à partir de l’étude des programmes scolaires jordaniens. Dans ce travail qui constitue une étude d’un cas pratique, Nasr se demande : « Sous quelles formes le discours et les contenus scolaires jordaniens transmettent des savoirs, des rapports au savoir et un système de valeurs et de pratiques favorables au développement d’une culture politique démocratique au sein des nouvelles générations… ? »

Pour mener sa recherche, l’auteure, l’une des rares spécialistes au Liban de l’analyse de contenu et de discours, a travaillé sur un corpus impressionnant : les lois et les règlements d’orientation de l’éducation nationale en Jordanie, les actes des sept conférences nationales qui se sont tenues à l’initiative de la société civile entre 1994 et 2001, un corpus de 43 manuels scolaires de l’enseignement fondamental et secondaire (3e et seconde) et, surtout, un ensemble d’entretiens approfondis avec treize responsables impliqués dans la formulation et l’application de la politique de l’éducation au cours des vingt dernières années.

Les résultats ont mis au jour une dualité impressionnante dans le flux des valeurs transmises à l’individu écolier au cours de ces douze ans d’apprentissage. Au cours de ce long cursus, l’élève jordanien intériorise simultanément une tendance autocratique et une tendance démocratique sur lesquelles semble se fonder l’identité citoyenne jordanienne. La lecture de Marlène Nasr se fait selon cinq couples d’indicateurs sémantiques qui mesurent représentations, normes, valeurs, croyances, attitudes et comportements. L’un/le multiple, le collectif/l’individuel, le soi/l’autre, l’affirmatif/le critique, l’allégeance/la participation.

Cependant, la recherche a dégagé aussi une situation « invisible » à l’observateur extérieur, à savoir la mise en évidence d’une sorte de distribution du travail entre islamistes et démocrates au sein des appareils décisionnels et chez les décideurs de la politique éducative. Les premiers s’occupent des manuels d’éducation islamique dans lesquels ils propagent une conception divine de la société et du gouvernement qui détaille de façon systématique les composantes, caractéristiques et objectifs de la société islamique, ainsi que les droits des non-musulmans dans cette société. L’élève apprend qu’il est membre d’une nation universelle de croyants, transétatique ou non étatique, à forte cohésion doctrinale et culturelle, où les différences d’origine et de caractéristiques sociales sont absorbées ou disqualifiées.

Cette nation se fonde sur des liens internes de fraternité et de forte affectivité, s’appuie sur la souveraineté de la loi religieuse, assure sa continuité autour de l’histoire commune et préserve la centralité de la langue arabe comme langue de la sacralité. Nasr se demande dès lors « dans quelle mesure cette vision d’une société unique à visée universelle, normativement homogène et stable, non conflictuelle, à base religieuse, peut-elle être compatible avec la vision politique moderne de sociétés nationales de citoyens encadrés par des États souverains, autonomes, gérant leurs différences sociales, politiques et culturelles par la négociation, le compromis et le consensus, et qui accordent une légitimité à la diversité des valeurs et des opinions individuelles dans le cadre d’une loi commune évolutive ? »

Dans une seconde étape, la recherche identifie un autre champ et d’autres acteurs, celui de l’éducation civique et de l’histoire. L’analyse de contenu des manuels qui traitent ces matières a mis en évidence trois grands thèmes qui s’agencent formellement autour d’un discours sociopolitique moderne. L’État, ses formes et ses fonctions, la légalité et le droit, les droits des citoyens et les droits de l’homme, la démocratie, ses principes et ses formes. Il apparaît aussi que de ces trois thèmes, celui de la démocratie est celui qui est le plus fortement représenté et celui de l’État de droit le moins. Nasr souligne que « s’appuyant sur la Constitution jordanienne, les manuels développent les droits accordés aux citoyens jordaniens… Ils présentent d’une manière assez détaillée les droits inclus dans les déclarations et les conventions internationales… Mais par contre, ils (les manuels) restent silencieux sur les points sensibles du statut personnel des femmes (mariage, divorce, héritage, garde des enfants), à cause de ses liens avec la loi religieuse et de ses interprétations conservatrices encore prédominantes ». La modernité sociopolitique est présentée sous son aspect le plus conservateur : l’État, c’est d’abord et surtout l’appareil qui assure la sécurité. Les droits ne doivent pas être incompatibles avec la charia, la liberté est vaguement traitée.

Ce que nous pouvons retenir en guise de conclusion, c’est que cette dualité ne semble pas symétrique, mais qu’elle pencherait plutôt vers les valeurs islamiques et conservatrices en général. Les valeurs démocratiques sont exposées formellement avec force définitions et principes, mais à aucun moment il n’est question de processus de faisabilité et de mise en place de celles-ci ou de mécanismes pratiques pour la société jordanienne. En réalité, ces valeurs sont dépourvues du « souffle » qui les rendrait « estimables ». Par contre, le projet de société islamique jouit du souffle de l’histoire et de la légitimité historique au-delà de l’espace (l’État nation) et du temps. On peut deviner dans quel champ valoriel, en cas de conflits de valeurs, se placerait le jeune Jordanien/citoyen : celui des valeurs islamiques, évidemment !

 
 
Il existe une sorte de distribution du travail entre islamistes et démocrates chez les décideurs de la politique éducative
 
BIBLIOGRAPHIE
 
2020-04 / NUMÉRO 166