FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
La politique du poison
Toujours d'actualité, l'empoisonnement comme crime politique a une longue histoire. De Néron à Staline, en passant par Louis XI et Catherine de Médicis, d'Alexandre le Grand ou Charles VI à Alexandre Litvinenko, les grands empoisonnements comme les grands empoisonneurs ont nourri l'imaginaire et façonné l'histoire politique. Bien avant les attentats aux explosifs...

Par Henry Laurens
2008 - 01



L’ambition de ce livre est de faire une histoire du meurtre politique par empoisonnement dans la civilisation occidentale depuis ses fondements bibliques et gréco-romains  jusqu’à nos jours. Le recours aux Anciens se comprend comme « matrice » dans la mesure où les référents antiques ont été présents en permanence depuis le Moyen-Âge dans les questions d’empoisonnement. Le poison est un art du maléfice, de la sorcellerie, et appartient largement au domaine de la femme.

Pour les auteurs gréco-romains, l’usage politique du poison est le propre des régimes orientaux despotiques, en particulier lors de la constitution des royaumes hellénistiques après la conquête d’Alexandre. La figure emblématique est Mithridate qui a su s’immuniser en en consommant à petites doses, d’où le terme de « mithridatisation ». Le monde juif et la cité grecque ont pu y échapper tant  que leurs régimes sont restés purs de contamination orientale. Le crime d’empoisonnement est ainsi doublement connoté par la référence orientale et aux sortilèges féminins. Il apparaît quasi naturellement avec la dégradation du régime républicain dès le second siècle avant J.-C. Les sources littéraires et le corpus judiciaire y font référence. Son apogée est représentée par le temps des « douze Césars » de Suétone (les premiers empereurs). Néron est l’empoisonneur par excellence. On est évidemment dans le domaine de la représentation, mais il est certain que les contemporains y croyaient. Nombre de cas peuvent se comprendre pour des raisons naturelles que notre médecine contemporaine pourrait expliquer. Après ce « pic toxique » du premier siècle après J.-C., la référence à l’empoisonnement demeure pour les siècles suivants, mais avec une plus faible intensité.

Le début du Moyen-Âge, en particulier les temps carolingiens (la dynastie de Charlemagne), connaît une éclipse de ce genre d’imputation probablement en raison de la forte légitimité de son ordre politique. Quand il se décompose, le poison revient au premier plan, montrant ainsi qu’il est un symptôme d’une crise de légitimité.

Dans la chevalerie d’après l’an mille, l’empoisonnement est le fait de la tromperie féminine face à la virilité des guerriers. On l’attribue aussi aux religieux, aux Byzantins, aux musulmans, c’est-à-dire à ceux qui sont extérieurs à l’ordre politique féodal. On se sert donc de l’accusation d’empoisonnement pour disqualifier ses adversaires politiques.

Selon les mêmes schèmes, l’empoisonnement resurgit avec force lors de la reconstitution de l’État monarchique dans les derniers siècles du Moyen-Âge et le début des temps modernes. L’épiscopat, la papauté, les grands princes vivent dans la hantise de ce crime. On en accuse, outre les adversaires politiques, les musulmans, les juifs et les sorciers en particulier lors des grandes épidémies. C’est l’arme des étrangers incompatible avec la pureté de la communauté d’appartenance. Il marque en creux l’élaboration des premières identités nationales. Le règne de Louis XIV connaît une nouvelle apogée « toxique » avec la célèbre « affaire des poisons » liée à la constitution de la société de cours.

Les Lumières s’accompagnent d’une vaste régression de cette imputation, d’abord due aux progrès de la chimie et de la médecine. Néanmoins, l’empoisonnement s’associe à la causalité diabolique du complot d’abord attribué aux jésuites, thématique protestante à l’origine, mais reprise ensuite par les  élites « éclairées ». L’antisémitisme reprendra ensuite cette thématique. Aux XIXe et XXe siècles, l’imputation est peu courante dans les régimes politiques libéraux et démocratiques, mais reste associée aux systèmes despotiques comme celui de l’Union soviétique ou de la Russie contemporaine.

Indépendamment de la matérialité d’un certain nombre d’affaires, l’auteur montre bien la permanence dans les représentations de la relation plurimillénaire entre l’empoisonnement et la tyrannie. Le vrai pouvoir politique du poison  réside non dans son action concrète, mais dans son imputation d’usage qui disqualifie l’ennemi et intoxique l’opinion.

Il est tout à fait regrettable qu’il s’aventure à la fin du livre dans une perspective culturaliste naïve à la mort de Arafat. Si le leader palestinien est selon toute probabilité décédé pour des raisons naturelles, la rumeur d’empoisonnement attribué aux Israéliens s’est nourrie de faits réels, la pratique de l’assassinat politique par les services israéliens et l’usage de poison dans ce but (affaire Meshal). Il en est des empoisonnements comme des complots : si la plus grande partie est fictive et appartient au monde de la représentation, certains sont néanmoins vrais et alimentent la représentation.

 
 
© Alexandre Medawar
Le vrai pouvoir politique du poison réside dans son imputation d’usage qui disqualifie l’ennemi et intoxique l’opinion
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166