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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai

En 1219, dans le cadre de la cinquième croisade, François d'Assise rencontre le sultan Malik al-Kamil. Cette rencontre n'a cessé de nourrir interprétations et représentations?: discours hagiographiques, fresques de la basilique d'Assise, modèle de dialogue entre le christianisme et l'islam... Médiéviste, John Tolan dresse un panorama de la question.

Par Henry Laurens
2007 - 12



En septembre 1219, lors de la cinquième croisade en Égypte, à Damiette, François d’Assise, depuis peu de temps dans l’armée des croisés, est allé à la rencontre du sultan ayyoubide Malik al-Kamil. Aucune source islamique ne rapporte l’événement considéré comme sans importance, d’autant que le sultan est connu pour avoir participé à des débats religieux entre chrétiens et musulmans. L’affaire est d’abord mentionnée par l’évêque Jacques de Vitry, présent sur place et favorable à l’ordre naissant des franciscains. François aurait prêché pendant plusieurs jours avant d’être congédié et reconduit à l’armée franque. C’est une affaire sans grande importance.

Après l’échec de la croisade, le même auteur donne vers 1225 un récit plus détaillé. C’est pour lui un exemple de prédication par la douceur qui n’est pas incompatible avec la croisade. Les chroniques postérieures rajoutent des informations. On évoque une confrontation entre le moine et les religieux musulmans et une conduite noble et généreuse du souverain musulman. Après la mort de François en 1228, le premier récit rédigé en vue de sa canonisation immédiate par Thomas de Celano donne une version brève indiquant que le fondateur de l’ordre cherchait le martyre de la main des infidèles ou la conversion du sultan, mais que Dieu lui réservait une autre grâce, les stigmates à l’image du Christ. Les récits hagiographiques rapportent que François avait le don de prophétie et qu’il s’était opposé à une offensive des croisés parce que le jour était néfaste. On ne l’a pas écouté et cela a été une défaite. S’il s’est opposé à ce combat, il ne l’était pas à la guerre sainte.

L’étape suivante est la legenda maior de Bonaventure rédigée vers 1260, sorte de biographie officielle du fondateur de l’ordre. Il prête au saint devant le sultan les propos suivants?: «?Si tu hésites à quitter pour la foi du Christ la loi de Mahomet, ordonne qu’on allume un immense brasier où j’entrerai avec tes prêtres, et tu sauras alors quelle est la plus certaine et la plus sainte des croyances, celle que tu dois tenir.?» Le sultan refuse l’épreuve du miracle et congédie le saint. Avec une érudition sans faille et une maîtrise impressionnante des sources, l’auteur montre combien l’élaboration de la légende est liée aux controverses internes de l’ordre des franciscains entre spirituels soucieux de pauvreté mais aussi à tendance apocalyptiques et conventuels défenseurs de l’organisation et de la hiérarchie. De même, comme François modèle sa vie sur celle du Christ, la comparution devant le sultan devient l’équivalent du passage de Jésus devant Pilate. L’effet des textes se trouve multiplié par l’iconographie franciscaine qui reproduit l’événement, en particulier les célèbres fresques de Giotto. On a ainsi un remarquable commentaire sur l’art religieux de la fin du Moyen-Âge et des époques suivantes et sur sa relation aux textes.

Au XVIe siècle, les protestants réformés s’en prennent à François d’Assise qui aurait remplacé le Christ pour ses fidèles. Il serait un «?nouveau Mahomet?». Chez les catholiques, l’entreprise devient le symbole de l’expansion missionnaire chez les «?barbares?». Au XVIIIe siècle, les philosophes reprennent les attaques des réformés. Voltaire fait l’apologie du sultan face au fanatisme du moine.

Chez les franciscains de Terre sainte, François devient le fondateur de leur implantation à Jérusalem. Il aurait obtenu du sultan l’autorisation d’installer ses frères dans la ville sainte. C’est à lui que l’on doit les droits des franciscains et de l’Église catholique sur les lieux saints. Au XIXe siècle, on fait de François d’Assise le fondateur du mouvement missionnaire civilisateur de l’Europe coloniale.

Louis Massignon transforme François en apôtre de la paix et de la rencontre avec l’islam. Il a abandonné la voie guerrière pour celle du dialogue. Cela devient le courant majoritaire du XXe siècle. Jean-Paul II fait du saint le père de l’œcuménisme en organisant les rencontres d’Assise en 1986. Le cardinal Ratzinger s’en tint à l’écart, mais dans ses propres écrits, il insiste sur le fait que François a rejeté la voie guerrière des croisades pour prendre le chemin de la paix, ce qui est bien douteux.

On ne saura jamais ce qui s’est réellement passé en septembre 1219. Finalement, seules comptent les élaborations postérieures et contradictoires en fonction des intérêts et des passions des siècles suivants. Ce livre est une grande leçon d’histoire. Il incarne la mémoire savante que constituent les sciences historiques ici utilisées de main de maître face à l’usage «?sauvage?» de la mémoire. Il démontre que nous ne sommes pas prisonniers du passé, mais qu’il est constamment réactualisé en fonction des besoins du temps présent et que l’on peut lui faire dire ce dont on a besoin, et c’est bien réconfortant….

 
 
© M. Ogier / Opale
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166