FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
La démographie entre lettre et religion


Par Fifi ABOU DIB
2007 - 12



L’islam est-il irrémédiablement affecté d’un blocage mental qui le rend réfractaire aux autres cultures ? Aux théologiens improvisés qui véhiculent cette analyse pessimiste et agressive, Emmanuel Todd, historien et anthropologue, et Youssef Courbage, démographe à l’INED, apportent une réponse par les statistiques. Non, le monde n’est pas victime d’un « choc des civilisations ». Il est plutôt promis à un « Rendez-vous des civilisations », comme l’indique le titre de l’étude des deux auteurs, coéditée par le Seuil et La République des idées. À travers ses neuf chapitres, Le Rendez-vous des civilisations démontre en effet qu’au lieu d’un affrontement, c’est plutôt un mouvement de convergence qui se profile à l’échelle planétaire, auquel n’échappe pas le monde musulman. Si ce processus ne va pas sans crispations et résistances, Todd et Courbage affirment que « ces réactions sont moins des obstacles à la modernisation que les symptômes de son accélération ».

Partant d’une analyse de données historiques et actuelles axée sur la démographie et l’alphabétisation, les auteurs constatent que l’alphabétisation des femmes (qui suit toujours celle des hommes) a un impact certain sur le contrôle des naissances. Ces données concernent aussi bien la France et l’Europe du Nord depuis le XVIIe siècle, que les pays arabes et non arabes du grand Moyen-Orient, les ex-pays communistes, l’Extrême-Orient et l’Afrique sub-saharienne. Par ailleurs, il apparaît aux auteurs que dans toute société, le fait religieux, en donnant un sens à la vie, est ouvertement ou implicitement nataliste. Une forte natalité n’est donc pas une spécificité musulmane. Elle est surtout liée au retard culturel, à la patrilinéarité et à l’endogamie.

Le cas du Liban

Cependant, en partant d’une intuition confirmée par les statistiques selon laquelle un même comportement dans le contrôle des natalités – phénomène intime s’il en est – sous-tend une même aspiration à la modernité, une même vision culturelle, Todd et Courbage offrent une lecture optimiste de la crise libanaise. Dans le cas précis du Liban, la communauté chiite qui représentait le groupe le plus pauvre et le moins scolarisé était quasiment vouée à la disparition au XVIIIe siècle. Grâce à une fécondité très élevée qui n’était comparable dans la région qu’à celle des femmes juives ultraorthodoxes d’Israël, les chiites ont réussi à égaler en nombre les autres communautés du pays. On constate cependant que vers 1975, leur fécondité commence à baisser. Pour les auteurs, « il est clair que la guerre libanaise intervient au moment décisif de la transition démographique du pays. Au Liban comme ailleurs, une déstabilisation des mentalités par le progrès contribue à expliquer l’apparente absurdité des affrontements armés de la période 1975-1990 ». Cependant, constatent Todd et Courbage, bien qu’élevé, le taux de natalité des chiites du Liban reste beaucoup plus faible que celui de la Syrie, signe d’une différence d’évolution familiale et mentale. Les auteurs en concluent que « si, par leur comportement démographique, les chiites rejoignent les autres Libanais, c’est qu’ils partagent, plus qu’on ne le croit d’ordinaire et au-delà de ce qu’ils pensent eux-mêmes, les mêmes valeurs ». D’où cette perspective optimiste : « Le présent démographique du Liban présage peut-être un avenir politique de type “helvétique”, une forme originale de démocratie, communautarisée mais négociatrice et paisible. »
Le Liban n’est qu’un cas d’étude parmi d’autres dans cet ouvrage dont le but est surtout d’inviter le lecteur à se pencher sur l’efficacité des données démographiques. Touchant au plus intime des comportements humains, à savoir la reproduction, la démographie est une science indiscrète qui révèle, loin des discours adressés aux masses et de la paranoïa organisée par les puissances, le degré réel d’évolution et d’ouverture des populations. L’analyse de Todd et Courbage les autorise en conclusion à présager un futur proche où « la diversité des traditions culturelles ne sera plus perçue comme génératrice de conflit, mais témoignera simplement de la richesse de l’histoire humaine ». La démographie est-elle le plus efficace des auspices ? À la lecture de cette étude, il fait bon y croire.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Le rendez-vous des civilisations de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Seuil, 2007,159 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166