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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Massacres à l'asiatique


Par Henry Laurens
2007 - 10

Dans notre présent où l’histoire du XXe siècle est devenue celle d’une violence continue qui nous obsède sous forme de précédents utilisés en permanence dans l’action politique, où l’exigence du souvenir, de la repentance et de la réparation est mobilisée en permanence, le livre de Jean-Claude Margolin est un modèle d’écriture de l’histoire à la fois impitoyable et modéré. Impitoyable puisque d’emblée le chiffrage des guerres d’Asie-Pacifique s’élève à plusieurs dizaines de millions de morts, pour leur plus grande part des civils chinois. L’ordre de grandeur serait de 27 millions dont 3 millions de Japonais. Le nombre hebdomadaire de morts (Japonais inclus) peut être évalué à 57 000 en 1942, 97 000 en 1944 et 149 000 en 1945. Hiroshima et Nagasaki ne représentent que des pertes équivalentes à une dizaine de jours de guerre… Cette violence terrifiante, même si elle connaît des épisodes emblématiques, ne se centre pas sur un événement, la Shoah, comme en Europe, mais sur une violence de guerre qui s’autoentretient et qui se radicalise. Le principal responsable est une institution, l’armée japonaise et le système politico-idéologique qu’elle porte autant qu’elle contrôle. Tous ses actes ont été accomplis au nom d’un homme, ou plutôt d’une brumeuse divinité, l’empereur.

La jeune et fragile démocratie parlementaire japonaise est victime de la crise des années 1930. La mystique nationalo-impériale s’impose d’abord au pouvoir, puis à la société. Il n’y a pas de vraie résistance ni de dissidence. Même l’immense majorité des cadres et des militants communistes se rallie et soutienne le régime militariste. Le grand Kurosawa fut d’abord un apologète de l’idéologie au pouvoir… On est en face d’un processus de radicalisation cumulative liée à la guerre de Chine. La mobilisation de l’économie et la militarisation de la société s’accroit constamment. La guerre engendre la guerre. La brutalisation des soldats par l’institution militaire se répercute par un déchaînement de violences contre les civils, en particulier en Chine.

L’auteur analyse avec objectivité quelques épisodes célèbres comme la mise à sac de Nankin en 1937 (moins de 100 000 victimes et non 300 000 comme le prétendent aujourd’hui les autorités chinoises), le permis de tuer laissé aux soldats en Chine, le massacre de Manille en 1944 équivalent de celui de Nankin, les expériences de guerre biologique, le martyre des prisonniers de guerre, le sort des internés de guerre, la surexploitation et l’esclavagisme dans les territoires conquis, les « femmes de réconfort », l’oppression au quotidien.

La dernière partie est consacrée à la mémoire de ces événements. Même si les Américains ont mis de côté l’empereur, les procès du tribunal militaire international ont été dans l’ensemble justes. Les poursuites ont été bien documentées, le sort des Asiatiques a été reconnu pire que celui des prisonniers occidentaux. Les condamnations ont été graduées. En revanche, en raison de la guerre froide, l’épuration a été incomplète et bien des criminels ont été réhabilités et ont fait carrière. S’il existe un révisionnisme ou négationnisme particulièrement actif dans le Japon d’aujourd’hui, les débats ont toujours été libres. Dans l’ère de la victimisation contemporaine, l’exigence d’une repentance japonaise dans les pays victimes renvoie aux questions de relève générationnelle, de construction de l’identité nationale (contre le Japon ou non) et d’instrumentalisation cynique (Chine populaire).

Ce livre est un apport essentiel à la réflexion sur les violences extrêmes, sur leurs relations avec la nature du système politique, sur leurs modalités d’application (banalité du mal, hommes ordinaires), sur la relation avec le phénomène colonial, mais aussi sur la façon d’en sortir. Comme en Europe, même si le débat sur mémoire et repentance se poursuit, la violence extrême a été bannie et l’Asie orientale est devenue une zone de paix. Ce livre est d’abord un grand livre d’histoire.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
 
2020-04 / NUMÉRO 166