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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Les dérapages du ressentiment


Par Henry Laurens
2007 - 08



Les historiens d’aujourd’hui ont tendance à revenir aux passions, chères aux moralistes d’antan, comme moteur de l’histoire plutôt que d’en tenir aux déterminations sociales et économiques. Bien évidemment, ces déterminations ne sont pas absentes dans la genèse des passions contemporaines, mais elles n’en expliquent pas la violence comme le démontre ce livre de Marc Ferro consacré à la plus dangereuse des passions contemporaines, le ressentiment.

L’auteur donne comme origine au ressentiment, aussi bien chez l’individu que dans le groupe social, une blessure, une violence subie, un affront, un traumatisme. Celui qui se sent victime ne peut pas réagir par impuissance et rumine perpétuellement son désir de vengeance jusqu’au moment où il éclate en passage à la violence libératoire, sous forme de révolte ou de révolution. Le ressentiment abolit la distance entre le passé qui ne passe plus et le présent.

Après cette description, Marc Ferro multiplie les exemples dans tous les temps et tous les lieux, mais en privilégiant l’époque contemporaine. Il utilise beaucoup les références cinématographiques, ce qui rappelle qu’il a été des pionniers de l’utilisation du cinéma comme source pour l’historien.

Comme le montrent les révoltes d’esclaves de l’Antiquité ou le triomphe du christianisme sur le paganisme, l’opprimé ou le persécuteur d’hier devient l’oppresseur ou le persécuteur d’aujourd’hui. La violence de la Révolution française ou encore plus celle de la révolution russe se sont nourries de la vengeance des outrages commis par les tenants des anciens régimes maintenant renversés, d’où la fureur de l’égalité de ces temps révolutionnaires. De même le nazisme s’est alimenté du ressentiment créé par la défaite de 1918. Le ressentiment contre les Juifs a constitué l’antisémitisme religieux chrétien. Le ressentiment envers l’antisémitisme a donné naissance au sionisme comme volonté de ne plus subir…

Les mémoires nationales sont les conservatoires du ressentiment. Elles sont le catalogue des humiliations et des défaites subies. On comprend ainsi que la suppression de l’esclavage atlantique et la décolonisation loin d’effacer le ressentiment des torts commis peuvent en conduire à l’exacerbation. Il suffit que des discriminations persistent pour que leurs victimes les rattachent aux épisodes les plus noirs de leur histoire ancienne. Ben Laden a justifié ses actions par « quatre-vingts années d’humiliation des peuples musulmans ».

En conclusion, Marc Ferro montre que le ressentiment est plus important que la revendication chargée de l’exprimer qui n’est souvent qu’un prétexte comme le montre aujourd’hui les exigences de réparation symbolique et surtout matérielle. Si jadis le ressentiment était la matrice des idéologies contestataires de droite ou de gauche, il est aujourd’hui l’élément fondateur des identités de groupes militants à base ethnique ou religieuse. Il emprisonne son porteur dans son groupe comme le montre la « concurrence des victimes ».

Au ressentiment, on ne peut opposer que les actions à la sud-africaine de « vérité et de réconciliation », sorte de thérapie permettant au passé de se dévoiler. Les systèmes de démocratie pluraliste atténuent la violence des mouvements collectifs en leur laissant s’exprimer librement et en ouvrant la voie à des compromis de diverse nature comme les actes de repentance ou les discriminations positives.

Il est incontestable que le thème du ressentiment est une des grandes clefs de compréhension de notre monde contemporain. Il faut en remercier Marc Ferro pour l’avoir traité de façon si convaincante.

 
 
Le ressentiment est aujourd’hui l’élément fondateur des identités de groupes militants à base ethnique ou religieuse
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Ressentiment dans l’histoire, comprendre notre temps de Marc Ferro, Odile Jacob, 2007, 226 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166