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Essai



Par Katia Baddoura
2007 - 03



La?littérature en péril n’est pas un titre qui choque. La France, tant dans le domaine littéraire que dans celui de la recherche et de l’université, semble en recul. Dans un long article paru dans la London Review of Books en septembre 2004, intitulé «?Dégringolade?», Perry Anderson soumet au crible de sa critique tous les domaines de la culture française actuelle, n’y voyant que repli et banalisation.

Partant de la constatation du?«?faible intérêt que suscite aujourd’hui la littérature française en dehors des frontières de l’Hexagone », Tzevtan Todorov, qui a côtoyé Genette et Barthes, traduit les formalistes russes en français et siégé au Conseil national des programmes,  y voit un résultat de l’enseignement scolaire et universitaire qui fait de l’apprentissage de la technique littéraire un but en soi alors qu’elle est supposée demeurer un «?outil invisible?». Ce formalisme domine également la création littéraire chez la plupart des écrivains contemporains ainsi que la critique journalistique en ce début du XXIe siècle. La quête du sens de l’œuvre, censée nous livrer une connaissance du monde, n’est plus à l’ordre du jour. Cette mutation, accélérée par la vague structuraliste des années soixante et soixante-dix et par l’esprit de Mai 68, s’est cristallisée autour de la triade formalisme, nihilisme, solipsisme. Pour le courant formaliste, «?la littérature ne parle que d’elle-même et la seule manière de l’honorer est de mettre en valeur le jeu de ses éléments constitutifs?». Pour le courant nihiliste, le monde n’est que violence, «?et la vie, l’avènement d’un désastre?». Le solipsisme est «?une attitude complaisante et narcissique?» qui transforme la littérature en un laboratoire où l’auteur se décrit dans les moindres détails, une des variantes de ce courant étant l’autofiction. Pour Todorov,?«?nihilisme et solipsisme complètent le choix formaliste plutôt qu’ils ne le réfutent?: à chaque fois, mais selon des modalités différentes, c’est le monde extérieur, le monde commun au moi et aux autres, qui est nié ou déprécié. C’est en cela que, pour une très large part, la création contemporaine française est solidaire de l’idée de littérature que l’on retrouve à la base de l’enseignement et de la critique?: une idée absurdement restreinte et appauvrie.?» Cette mise à distance de la réalité est une mutilation que toute esthétique depuis Platon et?Aristote passant par les classiques et les romantiques s’est bien gardée d’opérer. Même l’esthétique des Lumières, prônant l’autonomie de l’individu et celle de l’œuvre, a continué de concevoir l’art comme discours sur le monde, son intérêt primordial étant d’établir la séparation du langage poétique et du langage rationnel. 
«?Que peut la littérature???» est l’ultime question posée par Todorov à la fin de son pamphlet. Apporter une vérité de dévoilement, comme l’entendait Baudelaire, ou contribuer à notre compréhension du monde, comme le veut Richard Rorty?? La question n’est certes pas terminologique. Elle reste pourtant tributaire d’une éthique, celle de sauvegarder la «?communication inépuisable?» inhérente à toute œuvre et où l’équilibre fragile entre extérieur et intérieur, entre représentation du monde et construction romanesque est à sauvegarder.?«?La littérature a un rôle vital à jouer?; mais pour cela il faut la prendre en ce sens large et fort qui a prévalu en Europe jusqu’à la fin du XIXe siècle et qui est marginalisé aujourd’hui, alors qu’est en train de triompher une conception absurdement réduite.?»

C’est dans La critique de la faculté de juger de Kant que Todorov puise la vocation de la littérature – mais aussi celle de l’histoire, de l’ethnographie, du journalisme?: «?Penser et sentir en se mettant à la place de tout autre être humain?»?est l’unique moyen de tendre vers l’universalité, de découvrir à l’occasion de chaque lecture un vrai plaisir, et de libérer la littérature du? carcan?formaliste, élitiste, condescendant à l’égard des romans populaires qui reçoivent l’accueil favorable du grand public.

En prenant position contre l’esprit d’enfermement de son époque, Todorov fait preuve de probité intellectuelle?; en lançant cet avertissement, il se lave les mains de la dégringolade d’une discipline dont il a fortement contribué à façonner l’image. Sa réflexion ébranlera-t-elle les assises d’une idéologie déjà solidement ancrée?? Répétons après Anderson?: «?Let us hope so?!?»


 
 
La quête du sens de l’œuvre, censée nous livrer une connaissance du monde, n’est plus à l’ordre du jour
 
BIBLIOGRAPHIE
La littérature en péril de Tzvetan Todorov, Flammarion, 2007, 95 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166