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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Le dialogue au Moyen-Âge
L'âge d'or de la culture arabe coïncide avec l'intense dialogue qu'elle a eu, au Moyen-Âge, avec les cultures hellénistique et latine. Partant de la problématique de la parole dans cet échange, ce voyage à travers différents courants philosophiques nous conduit à une autre nécessité du dialogue des cultures : l'écoute de l'autre.

Par Georges ZAINATY
2007 - 02

Il fallait beaucoup de courage pour aborder un sujet aussi vaste, inattendu et intéressant mais qui sort des sentiers battus. En effet, la pensée arabe dont il est question est bien celle de l’âge d’or, ce Moyen-Âge mystérieux, victime de tant de préjugés et de malentendus.

Symbole d’un obscurantisme mal défini, il est pourtant à l’origine de la modernité, issue de la sécularisation du monde occidental dès le XIVe siècle, sous l’influence des disciples d’un certain Averroès, arabe musulman, fervent lecteur de celui que les Arabes surnommaient « le premier maître », Aristote. C’est dire que le Moyen-Âge est le lieu de rencontre, par excellence, de trois cultures, trois civilisations, mais surtout trois langues : le grec de l’Antiquité païenne, l’arabe pour la civilisation arabo-musulmane et le latin pour le christianisme occidental. Le passage d’une langue à l’autre ne se faisait pas sans difficultés, sans contresens et le livre signale ce fait à plusieurs reprises. Mais chose curieuse, cela n’empêchait pas les innovations et la compréhension, et même une certaine fécondité due aux erreurs de traduction. Mais surtout un dialogue profond et un respect mutuel ont pu s’établir par delà les barrières, et on a pu assister à ce phénomène très significatif : saint Thomas d’Aquin s’inspirant des philosophes arabes pour compléter la liste de ses preuves de l’existence de Dieu.

Vaste sujet en fait, d’abord par son thème même, « le verbe » qui est logos, parole, langue, origine de toute origine, cogito, connaissance, bref, un thème générateur d’autres thèmes.

Vaste ensuite par son étendue : l’auteur ne se contente pas de la pensée arabe, mais dresse un bilan de la question dans les grandes écoles de la philosophie, avec une maîtrise digne d’être saluée, signe d’une vaste culture mise toute au service de l’intelligence du lecteur.

Première constatation : le problème du verbe ne fait pas de progrès réels depuis les pères de l’Église jusqu’à la fin du XIIe siècle. Tout change avec le XIIIe siècle qui assiste à la fondation de la Sorbonne, la première université moderne de l’Occident, et, surtout, à l’entrée en force des traductions arabes. Jusque-là, l’Occident semblait satisfait d’une civilisation religieuse ayant pour maître saint Augustin. Mais tout bascule dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, où le nouveau maître est Thomas d’Aquin (Italie) qui professe à la Sorbonne.

Une fois le problème posé, Nayef Maalouf nous mène chez les premiers penseurs arabo-musulmans. Là, on constate que le point de départ est une nouvelle discipline de pensée, la science du Kalam. Or Kalam en arabe est justement le verbe, la parole, et cette science a pour objet de défendre les données religieuses en se servant de la logique. Ceux qui s’y adonnent sont des théologiens rationalistes au premier rang desquels les Moutazilites. Ils constatent déjà la grande influence chrétienne sur l’islam sur un problème majeur : le Coran étant la parole de Dieu, son verbe, comment se distinguer d’une théologie chrétienne qui considère Jésus comme la parole divine? Leurs efforts sont énormes pour affirmer leur identité religieuse propre. Ils ont l’appui du calife. Mais leur aventure intellectuelle ne durera au IXe siècle que l’espace d’une génération.
Passant du Kalam à la philosophie proprement dite, l’auteur insiste sur Avicenne né en 980 et aboutissement véritable de tout le développement scientifique et philosophique de l’Orient arabo-musulman. Avicenne, bien connu comme médecin, est souvent cité par saint Thomas. Il fut avant tout un psychologue qui traita de l’âme humaine et des preuves de son existence, en termes modernes du moi. Or, parmi les preuves qu’il avançait, celle de l’homme volant qui, suspendu dans le vide et planant dans l’espace, mais privé totalement de la vue, a toujours la certitude d’exister. Gilson avait trouvé là un antécédent au cogito cartésien. On sait que Descartes, cherchant au XVIIe siècle un point de départ pour une philosophie voire une humanité nouvelle, la trouva dans la formule magique: « Je pense, donc je suis », point de départ de la modernité pour certains, mais que Nietzsche contestera avec sa véhémence coutumière, au point qu’on parlera après lui d’un cogito humilié.

Certes, Avicenne posa le problème du verbe à différents niveaux de son système. Mais à un certain moment de sa démonstration, constate le professeur Maalouf, nous avons l’impression que le philosophe ne va pas au bout de sa pensée. Se heurte-t-il au problème qui paralyse toute liberté de pensée, celui de l’élite et du commun ? Ce problème, déjà présent dans l’Antiquité grecque, a dressé la multitude face à Socrate. Il est porteur de menaces et de violences.

Le verbe est avant tout parole, mais il n’est pas seulement langage articulé, il est aussi écoute. Et l’auteur cite Paul Ricœur : « Notre première relation au langage est d’écouter non de parler. » Écouter est une devise à laquelle le philosophe français restera fidèle sa vie durant. La philosophie est un discours sur l’écoute, et ce livre, écrit dans un style limpide et clair, est, à bien des égards, une invitation à l’écoute de l’autre, condition préalable et passage obligé de tout dialogue authentique.

 
 
© Alexandre Medawar
 
BIBLIOGRAPHIE
La place du verbe dans la pensée arabe de Nayef Maalouf, Dar-an-Nahar, 2006.
 
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