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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Les garde-fous de la démocratie
La démocratie a ses faiblesses. Pour en corriger les dysfonctionnements, des mécanismes de défiance ont été mis en place. Comment s’exercent-ils ? Quelles en sont les conséquences et les limites ? Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, s’est penché sur le concept de  « contre-démocratie » dans un essai remarquable que nous commente, sous l’angle libanais, l’historien Henry Laurens.

Par Henry LAURENS
2006 - 12

Pierre Rosanvallon travaille depuis un certain nombre d’années sur l’établissement de la  démocratie, vue non comme un donné intangible imposé d’en haut, mais comme un ensemble d’idées et de pratiques inlassablement entremêlées qui en font toujours une dynamique et un  problème. Le thème de ce dernier livre, qui reprend ses enseignements au Collège de France, est assez clairement la démocratie du contre, qui semble l’avoir emporté au moment même du triomphe historique de la démocratie, c’est-à-dire au moment où il n’existe plus de régimes politiques contestant ouvertement l’idéal démocratique.

Nous sommes à un moment où la défiance, et  l’érosion de la confiance des citoyens dans leurs dirigeants et dans les institutions politiques paraissent être le sentiment dominant. On parle ainsi de « démocratie d’opinion », de « déclin du politique », d’élites coupées du peuple. Il faut aller plus loin avec l’auteur. La démocratie est une promesse doublée d’un problème dont la réalisation par le biais d’institutions représentatives souffre nécessairement de dysfonctionnements. Les procédures démocratiques de l’élection donnent une légitimité au pouvoir qui doit agir à la fois selon une dimension morale (l’intégrité des gouvernants) et une dimension substantielle (le souci du bien commun). Aux procédures s’ajoute donc la confiance. Mais bien souvent la légitimité et la confiance ne se superposent pas (sauf dans les « états de grâce »). Au contraire, la défiance a pu être un élément indispensable au fonctionnement des systèmes démocratiques. Les libéraux ont toujours évoqué les citoyens contre les pouvoirs, c’est-à-dire l’établissement de mécanismes permettant d’éviter que le pouvoir, même d’origine démocratique, empiète sur les libertés des citoyens. Mais la défiance est aussi le moyen de surveiller que le pouvoir s’applique à servir le bien commun. C’est le sujet du livre qui procède à une généalogie de ce type de défiance et à son application.

Pierre Rosanvallon en distingue trois modalités principales. D’abord les pouvoirs de surveillance. La surveillance, qui peut être un contrôle semblable à celui de la patrouille de police ou un signal d’alarme, a été un des grands thèmes de la pensée des Lumières et de la Révolution française. Elle s’exprime par la vigilance, la mobilisation permanente des citoyens par rapport aux actes du pouvoir, par la dénonciation des scandales et des abus, et par l’évaluation des politiques par des instances indépendantes réputées par leur capacité d’expertises. Cette déclinaison de la surveillance renvoie ainsi aux organisations politiques, à la presse et aux institutions étatiques (Chambre des comptes ou hautes autorités) ou non étatiques (agences de notation par exemple et plus généralement organisations non gouvernementales). La multiplication actuelle des pouvoirs de surveillances a pour conséquence des conflits de légitimité entre les institutions élues et les autorités indépendantes qui sont non élues mais qui se posent comme impartiales. C’est le débat entre État et société civile.

La deuxième modalité est le pouvoir d’empêchement. C’est le droit de résistance à l’oppression déjà connue à l’époque médiévale. On la retrouve dans les droits accordés à l’opposition dans un régime démocratique et dans la théorie de la lutte des classes (qui définit le conflit comme légitime). Cette souveraineté critique peut aussi prendre la forme d’attitudes comme celle du rebelle  – celui qui dit non –, du résistant – celui qui lie la détermination morale à refuser le pouvoir établi à la perspective de l’avènement d’un nouvel ordre –, et du dissident – celui qui témoigne des failles de l’entreprise totalitaire en s’en dissociant ouvertement. Le pouvoir d’empêchement, s’il est entré dans les pratiques des systèmes démocratiques, n’a jamais réussi, en dépit de nombreuses tentatives, à trouver des formules institutionnelles. Il est aujourd’hui en déclin.

La troisième modalité est la mise à l’épreuve d’un jugement. Juger consiste à mettre à l’épreuve une conduite ou une  action. On peut avoir des jugements directement politiques comme dans la cité antique ou dans les procédures anglo-saxonnes de l’impeachment ou du recall (révocation d’un élu par un vote populaire). Le jury populaire a toujours eu le pouvoir de corriger les lois en fixant les peines, voire en acquittant et donc en définissant des normes différentes. Aujourd’hui, bien des organisations non gouvernementales utilisent des stratégies judiciaires pour mettre en échec des projets gouvernementaux définis en termes d’intérêt public. C’est particulièrement sensible en matière d’environnement. La montée en puissance des juges a étendu la responsabilité pénale des gouvernants. Dans chacune des « affaires », les juges ont essayé de déterminer qui a pris (ou n’a pas pris) telle décision, révélant ce qui était jusque-là caché, le processus de décision. On est passé de la responsabilité politique à la culpabilité pénale (le fameux « responsable mais pas coupable ». Mais l’homme politique condamné, parfois en termes accablants, peut se retourner vers ses électeurs pour contester, après une période d’inéligibilité, le verdict des juges.

Il se révèle ainsi que l’activité démocratique d’aujourd’hui dépasse largement les cadres des seules institutions électorales représentatives. Elle est constituée par cette addition de pratiques et de dispositifs divers renvoyant à la défiance. Mais la défiance engendre sa propre pathologie. Les électeurs, en multipliant les instruments de contrôle, dévalorisent l’action politique. Le consommateur tend à remplacer le citoyen, et la vision politique d’ensemble tend à disparaître ainsi que la possibilité d’alternative.
La défiance aboutit ainsi au sentiment d’impuissance de l’action politique. Cela se traduit par l’émergence du concept mal défini de gouvernance qui renvoie à la complexité croissante des sociétés, mais aussi à leur fragmentation en sous-systèmes de plus en plus autonomes. Mais la véritable pathologie est le populisme. Le lecteur libanais pourrait être particulièrement intéressé par la présentation faite du populisme : « Le populisme se comprend d’abord dans son rapport aux tensions structurantes de la représentation. Il prétend résoudre la difficulté de figurer le peuple en ressuscitant son unité et son homogénéité sur un mode imaginaire, dans une prise de distance radicale avec ce qui est censé s’y opposer : l’étranger, l’ennemi, l’oligarchie, les élites. Il s’affirme, en creusant ce fossé, par une dénonciation toujours plus virulente de ce qui est accusé de constituer une sorte d’extériorité essentielle par rapport au “peuple”. Le populisme fustige une distance qui est à la fois exaltée sur le plan moral (l’opposition aux “ corrompus ”, aux “ pourris ”), sur le plan social (la dénonciation d’“élites ” incarnant l’isolement social), voire sur le plan ethnique (les “ nationaux de souche ”). Se trouve ainsi célébré un peuple un et sain, sans divisions dès lors qu’il n’est plus confronté qu’à lui-même. C’est donc in fine une conception substantialiste du social qui est formulée pour trouver un remède à la mal-représentation. Mais le principe représentatif est aussi fustigé comme procédure par la rhétorique populiste. À la confiscation de la politique par une poignée de professionnels sont opposées les vertus de l’appel au peuple et de son expression directe. »

Le populisme est une radicalisation de la défiance. Il est la forme extrême de l’antipolitique. Dans sa conclusion, l’auteur rapproche l’évolution actuelle de la démocratie de celle des comportements en cours dans la scène économique où les pouvoirs de surveillance (audits, notation) sont beaucoup plus structurés, tandis que la « démocratie d’entreprise » décline. Au-delà, il prend acte du sentiment paradoxal d’impuissance du citoyen à un moment où il n’est jamais autant intervenu dans la vie de la cité. L’urgence est de redonner sens à l’action politique en restaurant l’unité du champ politique.

Donner un sens, tel est l’apport de ce grand livre qui, loin des discours de la morosité contemporaine, organise ce qui apparaissait jusque-là comme une somme hétéroclite de comportements sociaux, comme des pièces d’un puzzle dont on ne trouvait pas les principes d’organisation. Ainsi, la description du contemporain est déjà une action car elle entraîne la réalisation du programme qui est énoncée en conclusion. En même temps, Rosanvallon implicitement renverse la problématique héritée de Michel Foucault sur la multiplicité des pouvoirs. Alors que son prédécesseur au Collège de France faisait de la surveillance l’expression des contrôles de la « société » sur les individus, Rosanvallon montre que c’est l’homme moderne qui exerce sa surveillance sur les institutions et les pouvoirs.
La richesse du livre est aussi de montrer que la démocratie n’est pas seulement la mise en place d’un système de représentation par le biais de procédures d’élection, ce qui par ailleurs est absolument indispensable, mais aussi qu’elle est l’organisation du refus de l’unanimité et de la toute-puissance du pouvoir, aussi bien intentionné qu’il soit, par la mise en place des mécanismes de la défiance. Dans la réflexion en cours sur la société libanaise au pluralisme obligatoire en raison de sa nature communautaire, il faut à la fois réfléchir aux conditions du consensus indispensable pour que l’action soit possible, mais aussi définir comment les mécanismes politiques de la défiance doivent être définis et préservés. De même que les procédures électorales pluralistes existent dans ce pays, même si elles doivent être réformées, de même les instruments de la défiance y existent depuis longtemps et ont été présents bien avant que l’on parle d’avènement de la démocratie. Ils ont eu malheureusement leurs martyrs ces derniers temps, mais la légitimité de leur rôle doit être reconnue tout en rejetant les multiples tentations populistes.

C’est parce que la démocratie est par nature inachevée et dysfonctionnelle, même là où elle existe depuis plus de deux siècles, que l’on peut espérer dans la démocratie libanaise, peut-être encore plus dysfonctionnelle et inachevée qu’ailleurs. Comme le dit Pierre Rosanvallon, la volonté de mieux comprendre le présent ne se sépare plus de la tentative de penser de façon unifiée, à l’échelle du monde, la longue lutte des hommes et des femmes pour édifier une cité libre.



 
 
© Hannah / Opale
"C’est parce que la démocratie est par nature inachevée et dysfonctionnelle que l’on peut espérer dans la démocratie libanaise" "La démocratie est l’organisation du refus de l’unanimité et de la toute-puissance du pouvoir par la mise en place des mécanismes de la défiance"
 
BIBLIOGRAPHIE
La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance de Pierre Rosanvallon, Seuil, 2006, 372 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166