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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Tarek abi Samra
2016 - 09
Nul n’avait prévu les soulèvements populaires qui ont déferlé sur le monde arabe, ni leur échec foudroyant non plus. Selon le sociologue et historien Ahmad Beydoun, ce manque de prévoyance ne résulte point de notre méconnaissance du contexte extérieur et géopolitique (ce contexte a d’ailleurs été assez bien décrit et analysé), mais de notre ignorance profonde des dynamiques internes qui travaillent nos sociétés. C’est sur quelques-unes de ces réalités internes d’avant et d’après les soulèvements que se focalise Beydoun dans son nouvel ouvrage, Le Printemps manqué, un recueil d’articles rédigés entre les années 2011 et 2015. 

À plusieurs reprises, l’auteur nous avertit?: nos connaissances sur l’état des sociétés arabes sont très lacunaires, et ceci non pas faute de bonne volonté de la part des spécialistes, puisque cette situation d’ignorance a été intentionnellement perpétrée et maintenue par les régimes despotiques eux-mêmes. Ces derniers avaient créé des sociétés où domine le secret, et ils voyaient d’un œil suspect toute activité de recherche qui abordait, de près ou de loin, des questions «?sensibles?».

Une de ces questions est le sectarisme dont les régimes touchés par la vague des soulèvements avaient toujours dénié l’existence. Même plus, ces régimes proclamant l’union nationale, et dont certains avaient adopté des idéologies prétendument laïques, se sont toujours présentés comme des digues face à toute montée possible du sectarisme.

Dès leur établissement, ces régimes reposaient d’une part sur une violente répression des libertés politiques, et d’autre part sur une corruption économique structurelle touchant tous les secteurs de la vie publique. Toutefois, selon Beydoun, un facteur de taille est apparu durant les périodes les plus récentes?: le resserrement de l’alliance entre les cercles du pouvoir et les grands hommes d’affaires. Il en a résulté une libéralisation économique sauvage directement soutenue par les régimes, ce qui, bien évidemment, a profité aux hommes au pouvoir et à ceux qui en sont proches, mais a considérablement affaibli les États qui ne pouvaient plus soudoyer les citoyens par des services sociaux ou des opportunités d’emplois. N’ayant ainsi plus rien à offrir à leurs peuples, ni sur le plan politique, ni sur celui de l’économie, ces régimes ont alors tenté de sécuriser leur pouvoir en se rapprochant des unités primaires ou traditionnelles de la société telles que les tribus et les sectes confessionnelles, et en avivant l’adversité entre ces différents groupements communautaires. C’est contre de pareils régimes oppressifs, structurellement corrompus, sectaires tout en se déclarant les ennemis du sectarisme, et idéologiquement vides de surcroît, que les peuples arabes se sont soulevés.

Beydoun ne prétend jamais expliquer les raisons de l’échec de ces révolutions, mais se préoccupe plutôt de diagnostiquer certaines maladies qui se sont révélées par la suite, et dont la plus importante est précisément le sectarisme confessionnel. Celui-ci est caractérisé par un repli sur les identités premières (régionales, tribales ou confessionnelles) et l’abandon progressif des idéaux constitutifs de la citoyenneté moderne comme l’appartenance à une communauté nationale régie par un État de droit, et mène inévitablement à la fragmentation des sociétés et à la guerre civile, ce qui est déjà le cas en Syrie et en Irak. De plus, ce sectarisme n’est pas circonscrit par les frontières de chaque pays, il est au contraire transnational et se propage d’un bout à l’autre du monde arabe, comme le montre, d’un côté, la prolifération du djihadisme sunnite, et de l’autre, le militantisme chiite mené par l’Iran et ses alliés dans la région. 

Face à cette situation, certains ne voient qu’une seule issue possible?: procéder à une sorte de «?libanisation?» des sociétés en cours de fragmentation, c’est-à-dire institutionnaliser le sectarisme et partager le pouvoir politique entre les différentes communautés confessionnelles. Beydoun consacre de très nombreuses pages à démontrer l’absurdité de ce point de vue qui revient finalement à prendre la maladie pour le remède. En effet, un système politique confessionnel comme celui établi au Liban ne met jamais fin aux conflits qu’il était initialement censé résoudre. Bien au contraire, il les perpétue indéfiniment en les camouflant, et chaque nouvelle crise politique, chaque changement démographique, chaque modification du fragile équilibre entre les différentes communautés confessionnelles représente une menace de guerre civile ou, dans le meilleur des cas, paralyse complètement les institutions de l’État. De plus, ce système approfondit les divisions sectaires déjà existantes, car les communautés confessionnelles ont tendance à se «?cristalliser?», c’est-à-dire à devenir les seuls véritables acteurs de la vie politique, à occuper la position d’intermédiaire entre les citoyens et l’État dont elles s’accaparent progressivement toutes les fonctions et à étendre leur règne sur tous les aspects de la vie privée des individus. Ainsi comprise, la «?libanisation?» n’est pour Beydoun rien moins qu’une catastrophe?; et même si elle représente le destin inévitable de certaines sociétés arabes, il faut toujours l’appeler par son nom et ne jamais la considérer comme une solution acceptable.

Beydoun a la modestie de ne pas proposer sa propre solution. Toutefois, et même s’il ne le formule pas directement, son pari est visible presque à chaque chapitre du livre. C’est un pari intransigeant sur les valeurs fondamentales des Lumières et de la modernité, sur la dignité humaine, la liberté, la laïcité et la démocratie, même s’il ne se fait guère d’illusion quant à leur avènement prochain.


 
 
« Un système politique confessionnel comme celui établi au Liban ne met jamais fin aux conflits qu’il était initialement censé résoudre. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Al-Rabiʻ al-fa’et (Le printemps manqué : la détresse des nations arabes) de Ahmad Beydoun, Arab Center for Research and Policy Studies, 2016, 280 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166