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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Entre hellénisme et arabisme, un quatuor vigoureux


Par Farès Sassine
2016 - 12
Dans Cités à la dérive, la belle trilogie romanesque de Stratis Tsirkas, parue dans les années 1960, on voyait les Grecs d’Égypte vivre, aimer et lutter à Jérusalem, Le Caire et Alexandrie durant la Seconde Guerre mondiale et ses suites. Avec Le Quatuor de Beyrouth, au titre si suggestif, l’intérêt se porte sur les Grecs du Liban et de la Syrie dans les décennies qui précédèrent, celles qui préludent à la chute de l’Empire ottoman, où l’on assiste à sa plus sanglante époque et à la naissance des États qui prennent sa place. Les Grecs d’Égypte ne trouvèrent pas dans le pays d’accueil une communauté proche d’eux et formèrent un bloc compact ; ceux de Bilâd al-Shâm, arrivant par vagues étalées, se joignirent par l’éducation et les alliances matrimoniales, à leurs coreligionnaires rûm orthodoxes au point de perdre leur « visibilité » quand leur nom ne les distinguait pas.

Le quatuor en question est formé de deux hommes et de deux femmes, de deux fiancés et d’un frère et d’une sœur. Ils sont d’origine grecque ou ont un ascendant grec dans leur lignée. « Quatre destins singuliers entre hellénisme et arabisme » qui se sont croisés à Beyrouth. L’esprit de la Nahda, l’anti-ottomanisme et un journalisme d’avant-garde, de combat et de libération les associent.

Petro Paoli naît à Beyrouth dans une famille grecque en 1882. Après des études dans diverses écoles orthodoxes, il se lance dans le journalisme de langue arabe qui prolifère après la révolution de juillet 1908 : al-Watan, al-Wahda, al-Muraqîb. Dans l’état actuel des recherches, on ne peut ni repérer ses articles ni en suivre l’évolution. Mais une flamme révolutionnaire lui est imputée et il passe de l’appui aux jeunes turcs à l’animosité contre l’Empire. Arrêté à de nombreuse reprises après l’entrée de la Turquie en guerre en novembre 1914, considéré tantôt comme un citoyen grec, tantôt comme un sujet ottoman, il fait le tour des prisons (Damas, Alep, Urfa, Qonia, Smyrne) avant d’être condamné par la cour martiale d’Aley à la peine capitale. Le courage dont il fait preuve durant son exécution le 6 mai 1916 est passé dans la légende : il raille ses bourreaux, crie haut ses convictions et repousse l’escabeau de ses propres pieds.

Marie Ajami (1885-1947), dont le grand-père maternel est grec, naît à Bab Touma (Damas) dans une famille vivant de la fabrication et du commerce des textiles et originaire de Hama. Elle fréquente des écoles irlandaise et russe, enseigne à Moallaqa, près de Zahlé, s’inscrit à l’école d’infirmières du Syrian Protestant College (future AUB de Beyrouth), rejoint l’Égypte où elle travaille et rend visite à ses frères. Dès 1907, elle fait paraître des articles dans une revue beyrouthine. En décembre 1910, elle fonde la revue al-Arûs (la jeune mariée), premier périodique édité par une femme à Damas : « Revue féminine, scientifique, littéraire, de santé, humoristique ». Sa publication s’interrompt à l’automne 1914, reprend en octobre 1918 (avec un entretien enthousiaste avec l’émir Faysal) et s’arrête en 1926. Elle fut la fiancée tragique de Petro Paoli, lui rendit des visites en prison, entreprit des démarches auprès de Jamal Pacha pour le sauver, perpétua sa mémoire dans sa revue.

Constantin Yanni (1885-1947) naît à Beyrouth et étudie à l’École nationale de Baabdat. Il considère Amine Rihani, l’écrivain déjà consacré, comme son maître et les deux hommes s’écrivent. En 1905, à peine âgé de 19 ans, il devient rédacteur en chef de la revue grecque orthodoxe de Beyrouth al-Manâr. Quatre ans plus tard, on le retrouve à Homs chargé du premier journal imprimé de la ville et portant simplement le nom de la cité. Parmi les signataires des articles, quelques futurs martyrs de 1916. Il échappe « par miracle » au destin de Petro Paoli, fuit en Égypte et rejoint le combat du chérif Hussein contre l’armée ottomane. Il reste neuf ans au Hijaz et demeure fidèle au chérif de la Mecque devenu roi et proclamé caliphe (mars 1924). Mais à l’abdication de celui-ci, il réapparaît en kéfié et ‘abayé à Haïfa et retourne définitivement à Beyrouth.

La seconde Marie (1890-1975) est la sœur de Constantin Yanni et une fervente admiratrice de la première dont elle devient l’amie ; entre elles, les échanges sont permanents. Elle fonde à Beyrouth en pleine guerre Minerva (septembre 1916-mars 1917) « revue de littérature, d’art et de société ». La publication reprend le 15 avril 1923 et plaide surtout pour une nouvelle condition de la femme. Au cœur de son sentiment national libanais, la fibre grecque est toujours présente. Elle se marie le 15 mai 1926 et part pour le Chili où l’amour des lettres ne la quitte pas ; elle exige de revenir tous les 6 ans dans sa patrie. Après son départ, Constantin assure la direction de la revue.

L’auteure Basma Zerouali dirige à l’École française d’Athènes un programme de recherche sur la Grèce et le monde arabe. Elle a abondamment enrichi son ouvrage d’illustrations dont on regrette la qualité moyenne et la mise en pages sans grande originalité ; mais il faut l’avouer, les temps sont durs. Nous lui savons gré d’avoir réussi à écrire un livre passionnant qui se lit de bout en bout malgré des pistes inattendues. Sa passion, elle a su la communiquer en accordant une large place aux étapes de la recherche qu’elle a menée, au génie des lieux évoqués et à cet ample jeu avec le temps passé et présent.

 
 
L’esprit de la Nahda, l’anti- ottomanisme et un journalisme d’avant-garde, de combat et de libération associent ce quatuor d'origine grecque.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Quatuor de Beyrouth de Basma Zerouali, Geuthner, 2016, 2016, 326 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166