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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Tarek Abi Samra
2017 - 11
Tout en poursuivant aveuglément leurs illusions individuelles ou collectives, les humains concourent à la création d’un monstre terrible qui parfois les détruit et brise leurs espérances, et d’autres fois les propulse vers la gloire. Cette œuvre commune qu’ils édifient à leur insu comme des fourmis construisant leur nid s’appelle l’Histoire. 

Telle est l’impression quelque peu déconcertante qui se dégage à la lecture de Soie et fer, ouvrage de Fawwaz Traboulsi paru récemment en français dans une belle traduction de Marianne Babut et Nathalie Bontemps. Dans ce livre, l’auteur revisite les relations entre l’Europe et le monde arabe (surtout le Liban, l’Égypte et l’Algérie) au cours du XIXe siècle pour en faire un récit qui, par sa technique narrative particulière, s’éloigne des essais historiques traditionnels. Au lieu d’adopter le regard panoramique et distant d’un narrateur omniscient, Traboulsi fragmente le cours des événements en se focalisant presque exclusivement sur les destinées d’une quinzaine d’individus, certains fameux et d’autres plutôt obscurs. L’expansion coloniale française, l’essor du capitalisme et de l’orientalisme, les révolutions et les luttes sociales en Europe et au Levant, les conflits communautaires souvent sanglants au Mont-Liban… tout ce bouillonnement du XIXe siècle nous est raconté, en moins de 250 pages, à travers les aventures grandioses, bizarres ou ridicules d’une foule de personnages hauts en couleur.

Lady Esther Stanhope par exemple, cette aristocrate britannique passionnée par l’Orient, qui fut proclamée «?reine du désert?» par les Bédouins syriens et passa les vingt-cinq dernières années de sa vie à régner sur un village druze du Mont-Liban en attendant la venue d’un nouveau Messie afin de l’épouser. Ou bien Barthélemy Prosper Enfantin, chef de file du mouvement saint-simonien persuadé d’être «?l’élu de Dieu, le semblable du Christ?», qui part lui aussi en Orient, non pas à la recherche du Messie mais de la femme-messie pour former avec elle le couple suprême destiné à régénérer l’humanité en réunissant l’Orient et l’Occident. Visionnaire obsédé par l’idée de percer, Enfantin fut l’un des premiers à imaginer la construction du canal de Suez?: «?Suez est le centre de notre vie de travail, écrit-il dans une lettre. Là, nous ferons l’acte que le monde attend de nous pour confesser que nous sommes mâles?!?» Quant à l’émir Abdelkader qui mena une farouche résistance contre l’invasion française de l’Algérie, fut vaincu et passa les trente-trois dernières années de sa vie exilé à Damas, délaissant la politique, se consacrant à la théologie et sauvant, en 1860, la vie de 15?000 chrétiens et Européens lors des massacres commis par les musulmans dans cette même ville, il est peut-être la figure la plus sublime de ce livre. C’est d’ailleurs l’émir lui-même qui, «?faisant (…) allusion à la nécessité d’alterner guerre et diplomatie?», prononça cette phrase reprise en partie dans le titre de l’ouvrage?: «?L’homme est fait de soie et de fer.?» 

Bien d’autres personnages peuplent ce texte écrit sous forme d’annales?: Marx, Faris al-Chidyaq, Lamartine, Napoléon III, Youssef Bey Karam… Ensemble, avec des millions d’autres, chacun aiguillonné par sa propre ambition, son rêve, sa passion, sa folie ou son égoïsme, ils tissent, bon gré mal gré, ces relations entre l’Europe et le Proche-Orient qui aboutiront finalement au partage de cette région entre la France et le Royaume-Uni. De l’élevage du ver à soie au Mont-Liban jusqu’à l’inauguration du canal de Suez, en passant par les révolutions françaises de 1830 et 1848 ainsi que par la révolte des paysans libanais en 1858, Traboulsi nous retrace une épopée haletante et sanglante dont on ignore si l’artisan est Dieu, le destin, le hasard, les grandes nations ou tout simplement les hommes. 


BIBLIOGRAPHIE
Soie et Fer?: du Mont-Liban au canal de Suez de Fawwaz Traboulsi, traduit de l’arabe par Marianne Babut et Nathalie Bontemps, Actes Sud/L’Orient des livres, 2017, 256 p.

Fawwaz Traboulsi au Salon?: 
Table ronde autour de Soie et fer le 9 novembre à 18h (salle Andrée Chedid)/ Signature à 19h (L’Orient des Livres)
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166