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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Généalogie de l’autodéfense politique


Par Oliver Rohe
2018 - 02


Hormis la guerre qui continue d’être envisagée, selon le vieil axiome clausewitzien, comme un prolongement de la politique par d’autres moyens, il existe un consensus philosophique et moral, depuis les théories de l’état de nature jusqu’au libéralisme actuel, pour bannir la violence du champ de la politique. Surgie dans la cité, la violence est aussitôt qualifiée d’illégitime ou d’irrationnelle ; elle serait la ruine insupportable, justement, la trahison du contrat social né pour l’endiguer ; c’est l’enfance de la politique, son âge barbare. En réalité ce courant de pensée dominant ne récuse pas toute violence pas celle, ordinaire, invisible, de l’État – mais seulement la violence dite privée. Ainsi un même coup de poing ou un même coup de feu peut-il être qualifié de légitime et de nécessaire, s’il est l’œuvre des forces de l’ordre, et d’illégal et de répréhensible, lorsqu’il est commis, par exemple, par un individu ou un groupe particuliers. Ce partage acquis ne prend sciemment pas en compte les inégalités entretenues et les persécutions menées par l’État et ses auxiliaires contre une partie, plus ou moins large, de sa population : qu’en est-il, en effet, de ceux qui sont la cible spécifique de la violence du pouvoir, de ces corps désarmés qui ne s’appartiennent plus à force d’être assujettis et pourchassés ? Elsa Dorlin restitue dans son remarquable dernier essai la tradition contestataire, l’autre philosophie de la violence, de ces désarmés-là, esclaves, juifs d’Europe centrale, homosexuels, afro-américains, femmes d’hier et d’aujourd’hui, etc. qui, face à la permanence des brutalités subies, devant l’imminence de leur anéantissement, se sont élevés dans la lutte pour la « défense de soi ». La première arme, souvent la seule, dont peuvent user les hommes niés dans leur humanité c’est leur corps, qu’ils s’efforcent alors de reconquérir, auquel ils apprennent les gestes du combat – combat qui trouve des ressources aussi bien dans le chant et dans la danse en réunion, tous deux interdits déjà par le Code Noir, que dans les arts martiaux et, enfin, le maniement des armes. Cet investissement du corps comme site et comme instrument d’une violence enfin retournée contre l’oppresseur signe la naissance de la conscience politique, plutôt que son prétendu échec. Sans réappropriation des muscles et des nerfs, sans cette aptitude à se protéger au plan physique, il n’y a pas d’émancipation du sujet non plus que du groupe dont il est solidaire. Corps et politique sont à cet égard si liés que les féministes anglaises du XIXe siècle, ainsi que le montre Elsa Dorlin, exigeaient le droit de suffrage en même temps qu’elles apprenaient le jiu-jitsu pour échapper aux agressions sexuelles et policières dont elles étaient l’objet. Parfois les enjeux de la conservation de soi ne touchent pas, ne peuvent même plus toucher aux possibilités d’existence mais seulement aux conditions de la mort, comme ce fut le cas des juifs du ghetto de Varsovie, qui résistèrent à l’armée supérieure nazie non pour rester vivant mais pour choisir le moment et la façon la plus digne de mourir. Cette défense vitaliste de soi n’est cependant pas sans risques de dévoiements et de récupérations quand elle vise au maintien des privilèges établis, à l’image des colons d’Algérie ou des milices paramilitaires gardiennes de l’ordre racial américain, quand l’autodéfense justifie l’attaque, la fabrique de corps tendus par une idéologie nationale de la peur et de la violence totale comme réponse unique à cette peur (ce qu’est devenu, selon l’auteur, le krav-maga à l’échelle d’un pays), quand, de moyen de protection des individus et des communautés menacés, elle se fait espace de conformité et d’entre-soi, inhospitalier pour les femmes, les étrangers, les plus faibles, pour les autres. 


 BIBLIOGRAPHIE
 
Se défendre, une philosophie de la violence d’Elsa Dorlin, La Découverte, 2017, 200 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166