FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
Samir Kassir : 1975-1982, premier acte de la guerre du Liban
Extraits de la préface riche, concise et dense qu’Ahmad Beydoun vient de donner à la nouvelle édition de La Guerre du Liban de Samir Kassir. Texte « difficilement dépassable ».

Par Ahmad Beydoun
2018 - 11
L’ouvrage de Samir Kassir couvre la première moitié de ce long conflit qui a duré quinze ans. Pour justifier cette halte, il dispose d’un moment de rupture dont l’évidence ne peut être discutée : celui de l’invasion israélienne du Liban en 1982 (…).

Cependant, Kassir bénéficiait déjà au moment où il rédigeait ce livre (d’abord une thèse soutenue en 1990 mais mise à jour en vue de sa publication en 1994) d’un recul suffisant pour rendre les images que lui renvoyaient les premières années du conflit bien plus lisibles que celles déroulées par les événements au moment où ils avaient lieu. La guerre paraissait alors bel et bien terminée, même si son spectre et surtout le dévoilement même de sa conclusion indécise, devaient continuer à informer de mille façons l’avenir. Plurielle et discontinue au point qu’on a pu y discerner plusieurs guerres, ses étapes successives n’en projetaient pas moins des lumières inédites, chacune sur les précédentes. D’où la possibilité, pour Samir Kassir, de produire, vers 1990, cette fresque difficilement dépassable des années 1975-1982. L’exposé dont ces années font l’objet est dûment introduit, d’ailleurs, aussi bien par le récit des développements qui en ont constitué le prologue que par un aperçu aussi concis que perspicace des traits structuraux qui, à la fois, ont partiellement constitué la matrice du conflit et en ont subi les effets.

Kassir disposait de sources, c’est-à-dire surtout, d’archives dont sa qualité de journaliste lui facilitait probablement l’accès, et de références livresques procédant de divers types d’approches : témoignages, histoires partielles, bilans divers (…). Loin d’ignorer les limites de ces références, son travail consiste en partie à opérer des recoupements explicites ou implicites entre telle et telle d’entre elles (…).

Ainsi reconstitue-t-il la trame d’une séquence de la guerre, qu’il trouve évidemment individualisée ou dont il contribue à faire ressortir l’individualité. Il ne néglige aucune des strates en présence qu’il s’agisse d’en montrer immédiatement l’enchevêtrement ou la hiérarchie ou de réserver un traitement à part à l’une d’entre elles (…). Car cet historien part d’une conception de l’histoire qui veut mettre à contribution tous les talents que son labeur lui a permis de développer : aussi bien son talent de journaliste déjà excellent connaisseur du terrain, que celui de politologue friand d’analyses stratégiques (…), ou encore celui d’observateur averti, exploitant à bon escient les rares travaux anthropologiques déjà publiés sur le Liban en guerre. (…) Ce sont, cependant, ses intuitions des mutations, générales ou localisées, qui scandent l’exposé (…).

Samir Kassir définit bien son projet. Il en esquisse bien élégamment l’orientation épistémologique, les partis pris méthodologiques, bref l’ambitieuse originalité. L’ouvrage tient vaillamment ces promesses divulguées dans son avant-propos. L’auteur dit vouloir élucider le « comment » de la guerre plutôt que de piétiner sur place en s’enlisant dans le « pourquoi », combien ressassé, du conflit. Il s’agit là d’un choix capital qui conditionnera bien d’autres. C’est aussi la voie la plus difficile. La recherche du « comment » suppose, en effet, la disposition à se fourvoyer dans une entreprise de reconstitution intégrale de la guerre (…).

Aussi, notre historien se déclare partisan de l’événement, ce qui équivaudrait, en principe, à privilégier la narration au détriment de l’analyse thématique ou de l’explication. Cependant, en définissant ses « règles d’intelligibilité », il prend toutes les précautions susceptibles de relativiser ce parti pris ou, plus exactement, de le pousser au plus haut niveau de complexité et de souci des nuances. 

(…) L’effet le plus évident de ce choix qu’on peut qualifier de « constructiviste » est de rétablir l’« explication » dans tous ses droits. L’auteur parle d’« une partie narrative » et d’une autre « analytique ». En fait, ces deux parties ne sont que rarement distinctes. (…)

En optant pour une reconstitution du « comment » des procès examinés, notre historien loin de se dispenser de l’explication des faits, autrement dit de la mise en évidence d’enchaînements causaux, peut mettre en évidence, grâce précisément à son choix de départ, un type de causalité dûment assoupli et complexifié. Attentif aux « acteurs » autant sinon plus qu’aux « facteurs », Samir Kassir affiche, par-delà les préférences méthodologiques (toujours relatives) qu’il dit siennes, un refus viscéral des idéologies totalisantes de l’Histoire. (…)

S’agissant d’acteurs, Kassir relève les modifications de leurs positions respectives sur la scène (…) L’auteur souligne toutefois en divers endroits de son ouvrage cette espèce de transcendance que la guerre finit par acquérir par rapport aux acteurs et à leurs desseins. (…) Les belligérants libanais et palestiniens se retrouvent au milieu d’une guerre bien « autre » que celle qu’ils pensaient faire (…). 

Invoquant le devoir civique de mémoire, Samir Kassir, citoyen du Liban d’origine syro-palestinienne, ne prétend pas se placer à distance égale des parties en s’efforçant d’observer une attitude de neutralité dans le conflit dont il tente de démêler l’écheveau. On le savait déjà très mobilisé pour les droits du peuple palestinien. On le savait également journaliste démocrate et homme de gauche. Il n’empêche que cet ouvrage tient la promesse de s’en tenir à ce que son auteur appelle « les règles de l’Histoire ». (…) Loin d’être retenu par ses sympathies de départ, notre historien étale, sans réserve aucune, mais sans rhétorique moralisante non plus, les aspects criminels qui furent communs à la pratique guerrière des deux parties (…) C’est d’« aplomb » qu’il faut parler pour rendre compte de cette tension que Samir Kassir arrive à maîtriser entre son positionnement personnel dans la guerre et la relation historique qu’il en fait. (…)

Samir Kassir est mort, le 2 juin 2005, à l’âge de 45 ans, victime d’un attentat à l’explosif dont les auteurs courent toujours. On peut le dire victime tardive de cette même « guerre du Liban » dont il ressentait bien l’inachèvement ou la mauvaise clôture. À défaut de justice (sera-t-elle rendue un jour ?), ce livre dont l’objet est la diabolique emprise que la guerre exerce sur le destin des hommes est aussi une riposte anticipée aux assassins et une revanche sur la guerre.


BIBLIOGRAPHIE
La Guerre de Liban : de la dissension nationale au conflit régional de Samir Kassir, L’Orient des Livres/Actes Sud, 2018, 625 p. 



La Guerre du Liban de Samir Kassir au Salon :
Table ronde « La Guerre du Liban : le passé qui demeure » avec Ziad Majed, Gisèle Khoury, Franck Mermier, Wissam Saadé et Michel Hajji-Georgiou, le 8 novembre à 17h30 (Agora)/ Lancement de la réédition de La Guerre du Liban de Samir Kassir à 18h30 (L’Orient des Livres).
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166