FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Essai
Leyla Dakhli, une vision engagée


Par William Irigoyen
2018 - 11
Quel sera votre programme au Salon du livre ?
Je participerai notamment à une rencontre autour de la traduction d'un de mes livres L'histoire du Proche-Orient contemporain (Dar al-Farabi) et à une discussion sur le thème : « Révolutions arabes: destins communs, destins divers ». 

La révolution s'est muée en guerre civile en Syrie. Le 17 avril, vous avez signé une tribune dans le quotidien français Le Monde. « Pendant que les populations civiles sont massacrées, une partie de la communauté internationale regarde ailleurs », écriviez-vous. Cette tendance s'est-elle confirmée ?
Largement oui puisque maintenant la « communauté internationale » s’installe en Syrie pour « penser à la reconstruction » sans même prendre le temps de panser les plaies, ni même de s’attarder sur les poursuites en cours pour traitements inhumains, violations des droits et crimes de toutes sortes qui visent et viseront le régime assadien. La communauté internationale, ici mise en faillite, n’a abouti qu’à internationaliser le conflit, à en aggraver encore la létalité, et à faire de la Syrie un nouveau morceau de territoire à se partager, comme l’Irak voisin.

Les intellectuels arabes peuvent-ils jouer un rôle en Syrie et dans d'autres pays qui ont connu des révolutions avortées ?
Les intellectuels arabes ne sont pas une entité homogène et il est difficile de les saisir ensemble, en particulier sur la question syrienne. Je ne parlerai ici que des intellectuels « de gauche », dont le camp a été particulièrement fracturé. La crise syrienne a révélé leurs divisions. Dans le contexte tendu des révolutions arabes et des restaurations autoritaires, les débats intellectuels arabes ont été traversés de fractures visibles. Beaucoup sont passés par l’interprétation de ce qui se passait en Syrie. Écouter ces débats, c’est en partie comprendre ce qui s’est joué ces dernières années en termes de décalage entre les aspirations à la liberté et la dignité et la fragilité immense des cadres intellectuels en place. Il n’est pas surprenant que les intellectuelles et les intellectuels arabes les plus installé(e)s subissent aussi violemment les effets de la crise. Ils et elles sont sommé(e)s de prendre position face à un monde difficile à reconnaître, et pour lequel il faudrait réinventer les catégories d’analyse (que faire de l’anti-impérialisme, comment comprendre l’émancipation féminine, peut-on lire la société proche-orientale hors des catégorisations identitaires, etc). Néanmoins, je ne serais pas si négative parce que je crois que certaines et certains ont inventé de nouvelles façon d’être un intellectuel dans le monde arabe, à travers de nouvelles formes d’expression artistiques ou journalistiques, sur de nouveaux supports. Les actions et prises de position de ces nouveaux collectifs font émerger une nouvelle voix intellectuelle, porteuse d’un projet d’émancipation, et aujourd’hui également face à un immense défi, celui de comprendre la défaite de la révolution syrienne. Les discussions les plus vives de ces dernières années vont devoir être reprises patiemment, et je pense qu’elles vont également permettre d’élaborer d’autres repères pour les luttes à venir. Ces laboratoires, je pense que nous nous devons d’y participer collectivement, de nous y engager avec nos terrains et nos expériences. Du côté de l’histoire, il s’agit par exemple de s’atteler à travailler sur ces expériences de contestation populaire et de collecter, d’interpréter et de livrer un récit des révolutions avant que tout ceci ne soit recouvert par les récits de la restauration et de la normalisation.

La France, malgré un lien historique évident à ce pays, a-t-elle aussi détourné le regard sur ce qui se passe depuis plus de sept ans en Syrie ?
Elle a eu une politique changeante pendant ces sept années, d’abord parce que le gouvernement a changé, mais aussi parce que, on le sait, la politique États-unienne n’a pas permis à la France de suivre la ligne qu’elle s’était fixée au début de la crise, sous François Hollande. Les principes énoncés alors, et les fameuses lignes rouges, se sont fracassés à partir du moment où Obama a refusé de mettre ses menaces à exécution. Les prises de position d’Emmanuel Macron sont quant à elles bien difficiles à suivre lorsqu’il tente dans un premier temps de rétablir la position de la France au sein de la coalition, puis se raidit sur des principes qu’il avait lui-même piétinés quelque temps auparavant. Le lien historique de la France avec la Syrie s’est considérablement compliqué depuis l’époque du Mandat. La guerre civile libanaise est passée par là, et bien d’autres épisodes de la Guerre froide. Aujourd’hui, les liens entre la France et la Syrie – je veux dire entre les États – sont faits de méfiance. La France a également échoué à assurer les Syriens – je veux dire les citoyens – de son soutien et de sa compréhension face à la violence massive qui s’est abattue sur eux. Cette frilosité a malheureusement peu à voir avec la politique culturelle ou même la diplomatie française, elle répond à des enjeux liés à la politique intérieure et à la politique sécuritaire notamment. Les populistes d’extrême droite ont depuis longtemps réussi à façonner notre appréhension des politiques d’accueil et de soutien en France et en Europe.

BIBLIOGRAPHIE

Histoire du Proche-Orient contemporain de Leyla Dakhli, La Découverte, 2015, 128 p.

Une Génération d'intellectuels arabes, Syrie et Liban (1908-1940) de Leyla Dakhli, Karthala, 2019, 360 p.


Leyla Dakhli au Salon :
Rencontre autour de Histoire du Proche-Orient contemporain, le 9 novembre à 20h (stand collectif arabophone)/ Débat « Révolutions arabes : destins communs, destins divers », le 10 novembre à 19h (salle 2- Aimé Césaire)/ Signature à 20h (Orientale).
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166