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Essai
La démocratie submergée


Par Carole André-Dessornes
2019 - 06


Dans son dernier ouvrage, Crise, violence, dé-civilisation, l’historien et spécialiste du Moyen-Orient, Hamit Bozarslan décortique le processus conduisant à la dé-civilisation tout en mettant en relief l’histoire du continent européen et celle du Moyen-Orient, passant d’un espace à un autre, faisant ressortir les points communs, les dissonances et spécificités, et apportant par là même un éclairage des plus percutants aux événements les plus récents. Les références ne manquent pas, loin de là ; l’auteur accorde notamment une large place à l’historien-géographe du XIVe siècle, précurseur de la sociologie, Ibn Khaldoun, qui est revenu sur la naissance et la disparition des empires arabes, « submergés par les barbares venus des marges »…

À travers ce livre, Bozarslan fait preuve d’une grande lucidité. Là où la démocratie perd du terrain, la capacité critique laisse peu à peu place à une forme de certitude doublée de ce que l’on pourrait aisément qualifier de « cécité intentionnelle ». Les drames – passés et actuels – seraient indissociables de cet abandon de la posture critique et de la perte de la capacité à percevoir le monde dans sa complexité et sa pluralité.

L’individu s’efface au profit de la massification, une des marques de dé-civilisation. Face à la perte de repères, l’individu n’aura de cesse de vouloir trouver du sens. Cette quête peut passer par les théories complotistes. La plupart des tragédies collectives (des génocides aux purges en passant par les camps de rééducation…) se nourrissent âprement de ces théories apportant une justification à la folie meurtrière et à la violence qui se déchaînent et ce quelle que soit l’idéologie motrice sous-jacente ! Ces théories alimentent les tendances les plus extrêmes, du nazisme au jihadisme, en passant par le stalinisme, le baassisme… en même temps qu’elles se révèlent une menace pour la démocratie en mettant à jour ses failles et ses contradictions. L’individu cherche à combler un monde vide de sens. Les institutions démocratiques ne sont plus un rempart efficace.

Ce qui menace la démocratie c’est aussi l’essoufflement, le désinvestissement et la fatigue sociale. L’Europe est tombée dans une sorte de routine incapable de créativité. Les démocraties européennes apparaissent fragiles, divisées et conditionnées par le court terme… Elles sont confrontées à l’accélération du temps en même temps qu’à l’élargissement de l’espace. Sans capacité critique, sans défi lancé à elle-même, toute société est condamnée à perdre le feu sacré.

La crise, la violence et la dé-civilisation sont les clés de voûte développées dans ce livre ; celles-ci ne doivent pas être vues comme une fatalité, elles ne conduisent pas nécessairement au chaos. Sans pour autant céder à la panique, il faut rester vigilant et s’inquiéter de toute fragilisation de la démocratie autant que la remise en question de la « civilisation » en général.

La dé-civilisation, ce n’est pas la disparition d’une civilisation en particulier, mais bien cette perte de repères, de la confiance de la société en elle-même, et de fait l’incapacité à envisager un avenir possible… Le déficit de mémoire collective d’une société conduit à la dé-civilisation. Il est clair qu’une société en proie à une violence sans fin, entraînant un vide profond, s’engouffre dans cette voie menant à cette dé-civilisation ; ce qui a été vrai durant la période de la Terreur en France l’est pour l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie aujourd’hui. Sans aller jusqu’à la violence sans fin et quotidienne, la politique de purge, comme c’est le cas en Turquie, épuise la société. Dans ce cas précis le sens disparaît, détruisant toute capacité cognitive d’une société.

« Nous savons que si le passé éclaire le présent, il ne détermine pas et ne doit pas déterminer pour autant l’avenir, qui reste, toujours, à construire. »

Ce livre appelle à ne pas céder au fatalisme. La mobilisation est plus que jamais nécessaire…

 
 
BIBLIOGRAPHIE 
Crise, violence, dé-civilisation de Hamit Bozarslan, CNRS éditions, 2019, 480 p.
 
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166