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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Nous sommes tous des poissons rouges

Mutations sociales et nouvelles technologies : l'aliénation numérique selon Bruno Patino.



Par Alexandre Najjar
2019 - 07

L’irruption du numérique dans notre quotidien est perçue comme une évolution considérable qui a tout révolutionné pour nous apporter un surcroît de confort et d’informations, tout en permettant d’importantes avancées technologiques et médicales. Mais ce constat occulte les dégâts collatéraux engendrés par ce tsunami, notamment auprès des jeunes dont l’apprentissage et les loisirs ont été complètement bouleversés, au grand dam de leurs parents et enseignants. Une abondante littérature s’est penchée sur ce sujet qui, étonnamment, préoccupe peu les dirigeants qui craignent peut-être de passer pour des ringards has been s’ils s’aventuraient à soulever le problème. Parmi les derniers titres parus à ce propos : La Civilisation du poisson rouge de Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte France, doyen de l’école de journalisme de Sciences Po et spécialiste des médias et des questions numériques. Sous-titré Petit traité sur le marché de l’attention, il compare les êtres humains de notre ère à « des poissons rouges, vidés de leur être, incapables d’attendre ou de réfléchir, reclus dans la transparence, noyés dans l’océan des réseaux sociaux et Internet, sous le contrôle des algorithmes et des robots ». La mémoire de cet animal est en effet si peu développée, son attention si réduite, qu’il découvre un monde nouveau à chaque tour de bocal. Incapable de fixer son attention au-delà d’un délai de 8 secondes, il passe à autre chose et remet à zéro son univers mental, un peu comme la génération des Millennials dont la capacité de concentration ne dépasse pas les 9 secondes… Pis encore : alors que le poisson rouge aurait dû vivre en bande, entre vingt et trente ans, et atteindre 20 centimètres, il a été atrophié par le bocal qui en a accéléré la mortalité et a détruit la sociabilité de l’espèce… Tout le paradoxe est là : alors qu’on nous parlait d’« autoroutes de l’information » et de « cyberespace », nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, dépendants de nos alertes et de nos messages instantanés, condamnés à une certaine solitude. Nous pensons découvrir un univers à tout moment, « sans nous rendre compte de l’infernale répétition dans laquelle nous enferment les interfaces numériques auxquelles nous avons confié notre ressource la plus précieuse : notre temps ».

 

En partant de cette observation, Bruno Patino se penche sur nos addictions et sur le syndrome d’anxiété qui nous mine, avant d’affirmer que l’utopie initiale est en train de mourir, tuée par les monstres auxquels elle a donné naissance. Pour lui, si la société de partage a été remplacée par la jungle de l’accumulation, et si les communautés collaboratives ont été supplantées par la société de surveillance établie par les GAFAM, c’est à cause d’un laisser-faire économique qui a été confondu avec une liberté politique. Il se penche ensuite sur la notion de « temps » pour affirmer que l’économie numérique s’est insérée dans la conquête économique du temps, illustrée par les algorithmes prédictifs, avant d’aborder la question de l’aiguillage, à savoir la publicité ciblée fondée sur nos données identitaires et comportementales, le problème de « la sursollicitation de nos sens » à cause d’un bombardement délibéré de stimuli, l’avènement du faux (faux humains, fausses statistiques, faux comptes, faux sites, faux contenus…), l’économie du doute et le nouvel ordre économique de l’information. Il évoque enfin la question du transhumanisme, qui conjugue la technologie numérique, les nanotechnologies, la biologie et les sciences cognitives, et celle de l’intelligence artificielle – questions qui auraient mérité des développements supplémentaires et qui ont été abordées par d’autres auteurs comme Luc Ferry dans son livre La Révolution transhumaniste...

 

Dans un style clair et accessible, Bruno Patino réussit à nous convaincre grâce aux nombreux exemples qu’il apporte, étayés par les idées de personnages plus ou moins connus (John Perry Barlow, Berners-Lee, B.J. Fogg, Mark Zuckerberg…), et à une démonstration implacable. Au terme de son livre, instructif et alarmant à la fois, il propose quelques solutions en établissant une « liste des quatre combats » et une autre liste comportant quatre recommandations : sanctuariser des lieux hors connexion (tech free) ; préserver des moments de break ; expliquer aux jeunes les effets néfastes et les mécanismes d’addiction ; ralentir le rythme de la consommation… autant de mesures de « résistance » plutôt illusoires, il faut le reconnaître, tant il est vrai que le processus de numérisation de notre société est devenu inendiguable et irréversible. Et l’auteur de s’interroger : si le modèle des plates-formes numériques, ces « oligopoles de l’attention », est responsable, en grande partie, des effets de bulles informationnelles, de déséquilibre, de dissémination de fake news et de la surveillance de nos moindres faits et gestes par les plus grandes multinationales, pourquoi ne pas l’amender ? À notre sens, il faudrait sans doute pour cela un choc, une dérive de trop, une sorte de bug planétaire ou l’émergence de réseaux alternatifs plus « humains », qui provoquerait une prise de conscience, une remise en question et une réaction salutaire. Qui vivra verra !

BIBLIOGRAPHIE

 

La Civilisation du poisson rouge de Bruno Patino, Grasset, 2019, 180 p.


 

 
 
© J.F. Paga / Grasset
 
2020-04 / NUMÉRO 166