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Essai
Écriture et résilience
Boris Cyrulnik dont le nom demeure étroitement lié au concept de résilience démontre, dans son dernier ouvrage, que l’écriture est une partie essentielle de ce processus.

Par Lamia el-Saad
2019 - 08


D’abord, un constat qui interpelle. Sur 35 écrivains français des plus célèbres du XIXe siècle, 17 ont subi la perte, la mort ou la séparation de l’un ou des deux parents : Balzac, Nerval, Hugo, Renan, Rimbaud, Sainte-Beuve, George Sand, Dumas père, Dumas fils, Benjamin Constant, Stendhal, Loti, Vigny… Ajoutons, en vrac, tellement les orphelins écrivains sont nombreux, Baudelaire, les sœurs Brontë, Dante, Rousseau, Poe, Tolstoï, Voltaire, Byron, Keats, Huysmans, Swift, Dostoïevski, Edgar Morin, Georges Perec, Romain Gary… et des milliers d’autres enfants négligés, rejetés ou illégitimes qui ont combattu la perte avec des mots écrits. Quand un être aimé vient à manquer, il faut des mots pour combler le vide. Cela explique « la fréquence de l’orphelinage ou des séparations précoces dans les populations créatives ».

L’auteur souligne cependant qu’il ne faut pas confondre orphelinage et isolement affectif. Dans le cas de l’orphelinage, l’enfant a été aimé avant de ressentir un sentiment de perte.

Ce ne fut pas le cas de Jean Genet. Abandonné à la naissance, il ne fut adopté qu’à l’âge de sept mois. Cet isolement affectif dès les premiers jours de sa vie a engendré une « privation sensorielle » lourde de conséquences. Les isolés précoces subissent, entre autres, un ralentissement de certaines zones du cerveau qui les prédestine notamment à une certaine tristesse et à un « attachement évitant ». Ainsi, Genet fera référence à des parents adoptifs pourtant très aimants en ces termes : « la famille qui m’élevait ». Enfant sage et premier de la classe, il fut toujours solitaire, consacrant ses récréations à la lecture. En termes psychanalytiques, on pourrait considérer ce refuge dans les livres comme un refuge dans la rêverie ; un mécanisme psychologique qui, « en situation de stress insupportable, entraîne à des rêveries diurnes excessives se substituant à la poursuite des relations interpersonnelles ». 

Tolstoï qui a perdu sa mère extrêmement jeune écrit Enfance dont le héros Vladimir est âgé de 10 ans. L’auteur adulte imagine la souffrance qu’il aurait dû ressentir à la mort de sa mère et c’est ainsi qu’il fait le deuil qu’il n’avait pas pu faire à l’âge de 18 mois.

Ce qui apaise n’est pas la parole mais le travail de recherche des mots et d’agencement des idées qui permet la maîtrise des émotions. C’est pourquoi les traumatisés peuvent écrire des poèmes, des chansons, des essais, des romans… où ils expriment leurs souffrances alors qu’ils sont « incapables d’en parler face à face ». Quatre ans après la mort de Léopoldine, c’est sous la forme d’un poème qu’Hugo adresse à sa fille une déclaration d’amour : « Vois-tu, je sais que tu m’attends (…) Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. » Écrire sur le trauma n’est pas écrire le trauma. De fait, penser le trauma est radicalement différent de penser au trauma. Penser le trauma, c’est faire un « travail intellectuel et affectif qui aide à transformer la représentation du malheur afin de reprendre une nouvelle évolution » ; c’est ce qui définit le processus de résilience.

Le champ de la blessure est de loin le plus fertile parce que le meilleur moyen de recoudre une déchirure est de « suturer la plaie avec des mots ». C’est en prison qu’on rêve de liberté, dans le noir qu’on espère la lumière ; « c’est la nuit qu’on écrit des soleils ».
Pour autant, l’auteur précise que l’écriture soulage mais ne guérit pas. « Quand le malheur entre par effraction dans le psychisme, il n’en sort plus. » Il n’en demeure pas moins que l’écriture rassemble, à elle seule, les principaux mécanismes de défense : l’intellectualisation, la rêverie, la rationalisation et la sublimation. À cela s’ajoutent les bénéfices secondaires de prise de recul, d’apaisement et de reconnaissance. Ce qui est écrit est observable, extérieur à soi-même, plus facile à comprendre.

Ce qui pousse à écrire est, dans certains cas, « la crainte de devenir fou ». L’écriture crée un « réel de papier qui lutte contre la dissociation traumatique ». Ce qui remplit notre monde mental n’est pas le réel mais bien la représentation de ce réel par la rêverie et le récit. Cette aptitude que nous avons tous à métamorphoser les représentations du passé est un facteur de résilience. « L’événement lui-même est détruit par le livre (…) ce qui est écrit a remplacé ce qui a été vécu. »

 
 
BIBLIOGRAPHIE 
La Nuit j’écrirai des soleils de Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 2019, 304 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166