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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Le génie français entre « le grand bonhomme » et « le petit malin »


Par Farès Sassine
2020 - 01


À l’automne 2018, se pose la question : qui désigner comme « l’écrivain national » apte à donner son nom au pavillon français de la prochaine Exposition universelle ? Pour des pays proches et lointains, la chose va sans hésitation : Dante, Cervantès, Pouchkine, Confucius… En France, l’option gêne car les Français n’affichent leurs grands écrivains que pour mieux les mettre en joue ou les éreinter. La présidence de la République demande à la société des Gens de lettres, établissement d’utilité publique fondé en 1838 et qui eut les plus prestigieux présidents, de nommer l’élu. Les éminents confrères d’emblée blackboulent « Molière, pour misogynie petite-bourgeoise, Pascal, pour incitations aux jeux de hasard, Racine, pour élitisme, Chateaubriand, pour poses et draperies, Balzac pour surpoids, Flaubert pour abus de gueuloir et mépris de classe, et le Bonhomme La Fontaine, comme trop attendu, consensuel et scolaire. » Tardé à être appelé, Régis Debray l’est in fine pour sa réflexion sur la question nationale. Il est mis au courant du « mortifiant dézingage » et du verdict « irresponsable » : « ont émergé du jeu de massacre deux monuments : Stendhal et Hugo, dans l’ordre, 56-44 ». Lui qui a vécu dans « la royauté » incontestable de Victor Hugo est révolté. 

Dans sa bataille, Debray n’est convaincant ni dans la déstabilisation de Stendhal ni dans le plaidoyer pour Hugo. Mais il réussit pour son propos un ouvrage délicieux de bout en bout, commis d’une seule traite et qui n’est pas seulement une défense du génie de l’hexagone, mais son illustration de la plus éclatante des façons. Un feu d’artifice de 120 pages imbu d’esprit et de culture, d’engagement et de liberté, de sous entendus et de chatoiements. Un survol de la culture française riche en lumières sur la modernité, la mondialisation, leurs tares.

Debray marque les enjeux du débat. Il faut sauver la face devant une concurrence où on fait face à Shakespeare et Goethe. À l’heure de l’audiovisuel, le poète et le romancier sont déclassés par le comédien et le chanteur qu’on appelle aux meetings présidentiels, aux expositions universelles ; c’est à leurs funérailles que s’agglomèrent les foules. Enfin si le concept de psychologie des peuples est caduc pour son essentialisme, conservatisme, fétichisme, l’idée de Volksgeist garde une force de gravité : il est important de rappeler aux Français déprimés qu’ils en ont du génie mais en leur assignant comme reflet dans le miroir (un beau mensonge ?) « un congénère agrandissant mais non humiliant ». Stendhal « porté par les vents ascendants d’un siècle impeccablement cynique et dépassionné » passe au peigne fin.

L’auteur de La Chartreuse de Parme détestait la France. Julien Sorel « abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il y voyait glaçait son imagination. » Le refus des dures réalités de la terre natale peut être une composante du génie national, elles sont alors à remanier ou à quitter. Stendhal choisit la vallée du Pô et les lacs lombards. « Ma chère Italie, c’est mon vrai pays. » « Quand la musique française se joint à l’esprit français, c’est l’horreur. » C’est ce qu’atteste son épitaphe longuement mûrie MILANESE. Sa péninsule n’est pas celle des chemises rouges, mais des comtesses. Dans ses écrits intimes, il se montre anglomane et anglophone. Cette allergie à l’hexagone fait sa réputation d’ouverture et le consacre européen pionnier.

Ce qui a favorisé Stendhal, c’est de se choisir un deuxième rang en se fixant la date de son succès « 1860 ou 1880 » ; ceci lui épargne les jaloux. Les Français attaquent les premiers de la classe, les Voltaire, Chateaubriand, Hugo, Flaubert… Les auteurs de droite et de gauche, anarchistes nationalistes s’admirent en lui. Aucune compromission ne lui est reprochée, aucun tapis rouge, même pas l’Académie. Cela expliquerait l’unanimité soviétique autour de son nom malgré son peu de sympathie pour les classes laborieuses. Stendhalien n’est pas un statut, mais un accent.

Le romancier « a donné son titre de noblesse à la révolution égotique ». « Après l’ère altruiste dite chrétienne, il a lancé, sans se cacher, celle du tout-à-l’ego », le régime de singularité, « l’empire du moi-je ». « Croyant porter Napoléon aux nues, il hissait Fabrice sur le pavois. » Ses personnages n’épousent pas une grande querelle, se libèrent des servitudes vulgaires, dédaignent les folies militantes. « Là où Hugo décrit et Flaubert s’efface, Stendhal se raconte. » Il ne se quitte pas. L’intérêt est le mobile unique et déploie l’énergie pour le réaliser. Rousseau et Chateaubriand ont ouvert la voie, mais le premier est trop vert pour les foules urbaines, le second se pavane en grand paon. Stendhal rayonne de son strapontin. Il est le spectateur dégagé d’une époque mouvementée et ne partage aucun de ses enthousiasmes. Contrairement à Hugo, il ne se soucie ni de l’oppression, ni de l’exploitation. Réclamer sa part de plaisirs ne peut être subversif.

Quelles sont les raisons du retour en grâce d’un auteur qui n’a pas été fils de son temps et dont la majeure partie de l’œuvre est posthume ? Son rejet du romantisme ; son « laconisme nerveux » ; son style alerte fait de « raccourcis, ellipses, télescopages : ce décousu main devenu standard » à notre époque qui opte pour le discontinu contre l’enchaînement et l’explication ; son « jeunisme », l’âge où l’on s’admire et s’interroge sans porter des responsabilités. Dans le parallèle avec Balzac, le premier a vieilli et lui rajeuni : nous préférons la célérité à la totalité, le profil au type, l’allégé à l’exhaustif. Le héros stendhalien bifurque et se contredit ; il est libre. L’enracinement social balzacien est robuste. Comme lui, à de rares exceptions près, notre génération a zappé les guerres et les révolutions : il ne s’est occupé que des affaires du cœur et nous leur avons ajouté un peu de sexe. 

L’hérésie égotiste est passée en quelques décennies d’éthique pour happy few à mainstream. Pour Debray, la conjonction de « trois imprévus imprévisibles » explique ce chemin. 1. Un répulsif géopolitique séparant un bloc de casernes d’un autre de boutiques ; les entreprises totalitaires étouffent le moi, et le moi-je insurgé étouffe un possible nous. 2. L’avènement de la photographie élargit le domaine de la singularité ; le réel devenu visible précipite « une esthétique du fragment, une morale du fragment, et une politique de l’ici-maintenant ». 3. Le global village a pour contrecoup le repli de chacun sur son bled d’origine ; on aime se distinguer par un air d’impertinence et d’irrévérence ; le mot clé est partout le bonheur et pour le trouver il faut être à l’abri. 

Pourquoi maintenant Hugo ? Pourquoi voter non jeune mais « vieux con » et opter pour « le grand bonhomme » contre « le petit malin » ? Le poète force la dose, a trop de dons réunis. Mais ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est le parti pris contre les nantis. « Les Illusions perdues, L’Éducation sentimentale, Voyage au bout de la nuit sont des chefs-d’œuvre. Les Misérables constitue notre roman national, parce qu’en tirant les bas-fonds vers le haut, en dénonçant les iniquités au nom de l’égalité, le genre romanesque quitte l’imaginaire pour le mythe. » 

Et si le génie français ne s’attache pas à un seul auteur, mais est d’emblée pluriel ? Ce serait là sa marque originale, voire originelle. 

 
 
 
Du Génie français de Régis Debray, Gallimard, 2019, 126 p.

 
 
 
D.R.
Le refus des dures réalités de la terre natale peut être une composante du génie national.
 
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