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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
L'enfer du Paradis


Par Henry Laurens
2020 - 04

Il y a près d’un demi-siècle, Nathan Wachtel a publié un grand classique, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole (1530-1570). Depuis, il a continué à travailler sur l’histoire et l’anthropologie des sociétés amérindiennes ainsi que celles des marranes et nouveaux chrétiens (juifs et descendants de juifs convertis de force au christianisme). Le trait d’union de tous ces travaux est la façon dont la violence de l’histoire modifie l’univers culturel des acteurs en créant dans la douleur des mélanges entre les apports les plus opposés.

Ainsi ces Paradis du Nouveau Monde analysent avec pertinence les outillages mentaux avec lesquels les acteurs ont abordé les transformations du monde dans lequel ils vivaient. Le premier sujet est la façon dont un certain nombre d’intellectuels, souvent liés au monde des nouveaux chrétiens, ont abordé la découverte de l’Amérique. Ces auteurs représentent la rationalité de leur époque, faite de respect pour l’héritage des Anciens en même temps que d’ouverture sur les innovations modernes le tout avec plus ou moins la religiosité de l’âge baroque (seconde moitié du XVIe siècle et XVIIe siècle).

Dès Christophe Colomb, on a voulu identifier les nouvelles découvertes avec la localisation du Paradis. On va ainsi s’appuyer sur les docteurs de l’Église syriaque, en particulier saint Éphrem selon lequel le Paradis se trouverait au milieu de la mer entouré de montagnes inaccessibles. Il pourrait s’agir des terres basses du Pérou. En toute logique, la première humanité aurait habité l’Amérique et c’est Noé, lors du déluge, qui l’a transporté dans ce que nous appelons l’Ancien Monde. Reste à savoir d’où viennent les Amérindiens qui ne peuvent être les descendants de l’humanité primordiale puisqu’elle a été anéantie par le déluge. On suggère déjà qu’ils viennent d’Asie et qu’il serait passé par ce que l’on appelle aujourd’hui le détroit de Behring.

D’autres auteurs insistent sur l’idée que les Amérindiens, en partie ou en totalité, descendent des dix tribus perdues d’Israël qui, à force de se déplacer vers le nord, seraient passées en Amérique. L’autre hypothèse serait le passage par l’Atlantide avant sa disparition. Cette théorie des origines juives des Amérindiens va se diffuser jusqu’au début du XIXe siècle et se retrouve dans les écrits fondateurs des Mormons. Elle sera ensuite remplacée par les théories évolutionnistes et racistes qui mettront les Indiens avec les Noirs au bas de l’échelle humaine, ce qui constitue une terrible dégradation pour les intéressés.

Le reste du livre est consacré aux Amérindiens eux-mêmes sur la longue durée de la conquête européenne à travers des études de cas concernant les mouvements de réaction, dits «?messianiques?» ou «?prophétiques?» qui combinent avec des proportions variables des croyances et pratiques autochtones avec certains apports occidentaux. Il s’agit des migrations des populations Guaranis (le regretté père Salim Abou leur avait consacré son œuvre anthropologique), le souvenir du dernier souverain Inca dont le nom est repris dans une série de soulèvements andins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle qui sont ensuite entrés dans la mémoire officielle des États concernés et les «?ghost dance?» des Indiens d’Amérique du Nord lors de l’impitoyable conquête de l’Ouest qui réduit leur nombre à peu d’individus et qui expriment aujourd’hui leur renaissance.

Il faut rappeler les terribles catastrophes qui touchent les populations amérindiennes avec les terribles épidémies amenées par les Européens (la variole en particulier), le travail forcé, les spoliations, les massacres. Il ne reste plus alors que moins de dix pour cent de la population d’origine.

Ces mouvements dits messianiques sont des réactions de résistance aux invasions européennes et aux dominations coloniales, mais elles passent par l’acceptation de certains éléments des cultures occidentales afin de les retourner comme des instruments de combat contre les envahisseurs, aussi bien de nature matérielle (le cheval, l’arme à feu) que spirituels (les saints, les saintes, le Christ)?:
«?D’où ce paradoxe?: l’action même de défense des traditions ancestrales détermine de profondes transformations au sein des sociétés indigènes, de sorte qu’en retour elle affecte (œuvrant avec tous les autres facteurs) jusqu’aux identités de milliers de groupes ethniques, qui se diluent peu à peu, au fil des siècles, dans une vaste identité pan-indienne. Il est vrai que la fidélité à l’héritage du passé ne saurait s’accomplir sous la forme d’une répétition littérale, par définition impossible puisque aussi bien les sociétés humaines se trouvent inexorablement plongées dans le flux de la durée et du changement?; si donc les adeptes de ces mouvements ne peuvent reproduire les coutumes des ancêtres à l’identique, du moins s’efforcent-ils de rester fidèles à leur esprit?: telle est finalement, à travers l’accumulation des enfers subis, l’amère victoire des vaincus.?»

Notre épidémie d’aujourd’hui ne constitue qu’une petite vaguelette par rapport aux tsunamis qui ont martelé les sociétés indiennes, mais elle nous permet peut-être de mieux comprendre ces questions qui traversent l’œuvre de Nathan Wachtel. J’en profite pour dire le bonheur que j’ai eu de le rencontrer au Collège de France et de l’y apercevoir de temps à autres.


 
 
Paradis du Nouveau Monde de Nathan Wachtel, Fayard, 2018, 340 p.


 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166