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"La jambe sur la jambe" de Farès al-Chidyaq
Par Charbel DAGHER
2009 - 07
«Je est un autre », proclame en 1980 Philippe Lejeune qui titre ainsi un ouvrage de critique littéraire, reprenant la célèbre phrase de Rimbaud devenue un quasi-programme philosophique. Plus d’un siècle plus tôt, Ahmad Farès al-Chidyaq (1801-1887), Libanais installé à Paris, publie en arabe un livre étonnant, novateur, pionnier : La jambe sur la jambe (1855). Ce titre, non dépourvu de connotations sexuelles, indique tout à la fois la manière et l’attitude familière adoptées par le conteur pour rapporter une longue histoire.
Il est difficile de situer ce texte, de l’inscrire dans un genre, de le placer dans une lignée littéraire : il est sans précédent. Al-Chidyaq se propose de raconter la vie d’al-Faryaq en confiant le récit à un narrateur anonyme, plutôt à un confident (« un khaliss ») qui saura suivre « pas à pas » son personnage, jusque dans les « plis de ses draps». Il crée ainsi un nouveau genre dans la littérature arabe : le roman et surtout le récit autobiographique.
Le livre retrace donc le parcours d’al-Faryaq, nom dont les premières lettres (far) reprennent la première syllabe de Farès (le prénom de l’auteur avant qu’il n’embrasse la religion musulmane), et les dernières (yaq) constituent la syllabe finale de la famille de l’écrivain (Chidyaq).
Ce nom (Chidyaq), une famille à la vie agitée à plus d’un titre, constitue un programme en soi : il désigne à la fois un rang religieux et le métier d’écrivain dans les diwans ottomans. Mais Farès al-Chidyaq a surtout hérité de la souffrance inscrite dans la chair (de son père et de son frère aîné) et du perpétuel déplacement. Et il se pose en « opposant » à plus d’un titre. Issu d’un milieu enfermé dans ses frontières et ses croyances, il quitte le Mont-Liban pour prendre la direction du Caire, de Malte, Londres et Paris, avant de rallier Istanbul, Tunis et bien d’autres villes ; il change de religion plus d’une fois ; pourvu d’une culture arabe traditionnelle, il se forge une place de précurseur dans plusieurs genres littéraires (fondateur de revue, lexicographe, traducteur, poète novateur, polémiste…), et surtout, il invente un nouveau type de narration.
Mais laissons là notre quête des traces de l’origine pour suivre celles du « marcheur », tel Rimbaud, et saisir ainsi le tracé, ou plutôt le souffle qui anima cette étoile qui brilla sur la nahda.
Le « ton » de cet écrivain ne cesse d’étonner le lecteur contemporain : tour à tour sérieux, sobre, pointilleux, académique, antireligieux, humoriste, moqueur, insolite, inattendu, se donnant des airs de marginal, lui qui n’a hésité à franchir ni les frontières, ni les genres, ni les cultures : n’a-t-il pas épousé une Anglaise en secondes noces ?
Dans une adresse au lecteur, il définit ainsi le processus menant à son livre : « Sache que j’ai passé des nuits et des nuits à composer cet ouvrage dans l’angoisse et le malaise, quatre tomes à la file qui m’ont forcé à mugir, tantôt debout, tantôt assis ; autant dire que je n’ai jamais pu trouver de quoi boucher le déversoir de mes pensées, qui ont envoyé en trombe leur torrent dans le tuyau de descente de la plume pour finir par s’étaler sur ces pages. Aussi, à peine avais-je vu le calame obéir à ma main, et l’encrier montrer sa docilité au calame, que je m’étais fait cette réflexion : “Quel mal y a t-il à rejoindre la troupe de ceux qui se sont blanchi le visage en se noircissant les doigts ?” »
Il eût été malaisé de saisir la vie de Chidyaq sans ce livre. La jambe sur la jambe... (plusieurs traductions en français dont celle de René Khawam parue chez Phébus en 1991) nous ouvre la voie en déjouant les secrets d’un parcours. Car le jeu (je, en jeu, enjeu, en jouer, enjoué…) est le maître mot susceptible de nous guider dans les dédales d’une existence qui ne manque pas de s’identifier à une œuvre littéraire imposante, d’être une œuvre d’art, la « théâtralisation » d’un vécu et de multiples désirs.
La littérature inventée par Chidyaq n’est plus la transcription d’un texte sublime, ou le décodage d’un patrimoine culturel immuable ; elle est ce que la marche propose aux pieds et ce que les pieds disent aux pierres… au rythme du vent : elle a la dimension de l’homme, et est à sa disposition.
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