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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
Des poètes traduisent des poètes
Depuis toujours, les poètes aiment traduire les poètes. Le pays du Cèdre n’est pas en reste puisque de grands noms de la poésie libanaise ont traduit de prestigieux auteurs étrangers. Enquête sur les précurseurs d’un phénomène qui s’est développé au Liban dès le début du XXe siècle…

Par Farès SASSINE
2010 - 03
Pourquoi Chateaubriand, dont l’orgueil ne passait pas inaperçu, a-t-il traduit le Paradise lost de Milton, et Nerval le Faust de Goethe ? Les affinités religieuses ou romantiques, la reconnaissance indirecte d’une tutelle donnent-elles seules les clefs ? Pourquoi Baudelaire a-t-il voulu donner une version française des Histoires extraordinaires et des poèmes d’Edgar Allan Poe, et qu’est-ce qui a poussé Mallarmé à donner une autre version des derniers, conduisant certains critiques à distinguer deux poètes, l’un américain du nom de Poe et l’autre français du nom de Poë ? Un poète décèle dans la poésie d’un créateur d’une autre langue, contemporain ou ancien, célèbre ou obscur, le même et l’autre de son message. La traduire vaut, pour lui, exercice et apprentissage, bref jeu et multiples épreuves de langue, de rythmes, de son, de perception de significations. En ce sens, le passeur fait acte de munificence et d’hospitalité : il accueille puis mène le combat de son hôte à ses risques et périls.

Le lettré libanais, un passeur

Le lettré libanais, au carrefour de langues et de cultures, de modernité et de traditions, est naturellement un passeur. Naguère, René Habachi (années 1950-1960) a vu dans la traduction sa principale vocation, ce dont prirent ombrage certains pour (ré)affirmer la libre création de nos compatriotes dans les diverses langues. Reste que la traduction en son aspect créatif, et sans conduire à isoler les Libanais d’autres intellectuels arabes qui ont peu ou prou fréquenté la place de Beyrouth (désormais jumelée sur ce point avec Paris après l’avoir été avec Le Caire), est un signe des plus nobles.

Après une période de naql wa ’iqtibâss, adaptation libre et sans rigueur allant jusqu’à gommer parfois le nom de l’auteur européen utilisé, et une autre de taklîf wa ’ibtidâ‘ qui, selon Élias Abou Chabké dans Les liens de la pensée et de l’esprit entre Arabes et Francs (1943), cherchait à glisser « une pensée occidentale dans un moule arabe ou dans le meilleur des moules arabes », vint l’époque de la traduction. On ne peut ici que citer Suleiman al-Boustani (1856-1925) et sa version en vers des 24 chants et douze mille vers de l’Iliade d’Homère (1904). Le traducteur utilisa les divers mètres du vers arabe cherchant à doter les divers passages, épiques ou lyriques, du rythme classique le plus approprié, comme il l’explique dans sa longue préface, texte lui-même fondateur de la critique arabe moderne et appelé à attirer l’attention des lecteurs plus que l’épopée elle-même. Connaissant plus de dix langues et utilisant plusieurs versions multilingues, Boustani partit du grec ancien et donna une réplique fidèle et intégrale du texte initial de la culture occidentale. Le texte arabe ne manque pas de beauté et de passages intenses, mais exige un tel labeur dans sa lecture qu’il est difficile à suivre de manière continue.

Le grand poète Khalil Moutran (1872-1949) s’est essayé à donner en prose des versions arabes de quelques-uns des plus célèbres drames de Shakespeare, mais ses traductions ne furent pas probantes et Le marchand de Venise donna lieu à une critique acerbe de Mikhaïl Naïmeh dans al-Ghirbal (1923).

De poèmes français traduits dont on peut dire qu’ils ont laissé trace dans la mémoire collective libanaise, citons au moins deux en raison de leur prouesse, de leur musicalité voire de leur fidélité : Le lac de Lamartine mis en vers par le poète et médecin Nicolas Fayad (1873-1958), traducteur par ailleurs de Géraldy et Maeterlinck ; À une femme de Louis Bouilhet (1822-1869), ami de Flaubert, rendu en mètres arabes par Béchara el-Khoury, al-Akhtal as-Saghîr (1885 - 1968), et qui semble unir à merveille dans sa nouvelle version le son et le sens, la matérialité du verbe et sa portée.

Une place à part peut être faite dans cette évocation historique à deux auteurs, l’un imbu d’un souffle poétique ample, l’autre poète lui-même. Félix Farès (1882-1939) et Youssef Ghoussoub (1893-1972) ont eu en commun de présider des départements de traduction, le premier à Alexandrie (à partir de 1931), le second au haut commissariat français de Beyrouth (1924-1943), ce qui explique la haute tenue des textes arabes issus de l’autorité mandataire. Farès dut essentiellement à son verbe oral la forte impression qu’il laissa chez ses contemporains. Il n’en est pas moins l’auteur de deux traductions magistrales : Les confessions d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset (Alexandrie, 1938) et Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche (Alexandrie, 1938 ; Beyrouth, 1948). Ce dernier texte a connu des tirages énormes et donné une vaste audience arabe au philosophe allemand. La traduction souffre certes d’une absence de rigueur et est truffée de contresens (l’un des plus célèbres est la traduction du sous-titre : « Un livre pour l’individu et la société » à la place d’« Un livre pour tous et pour personne »). Mais il faut dire à sa décharge qu’elle date du temps où les traductions littéraires de Nietzsche étaient courantes dans toutes les langues, et en sa faveur qu’aucune autre version en français ou en anglais n’est plus magique ou plus fluide.

Le poète de La cage déserte et de Le Buisson ardent, Ghoussoub, a touché dans ses traductions à des genres bien différents, de Le nœud des vipères de François Mauriac à l’Antigone de Jean Anouilh. Mais c’est surtout dans les textes à teneur poétique qu’il donne le meilleur de lui-même : L’annonce faite à Marie de Paul Claudel et Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Ce dernier récit ayant connu plusieurs versions en arabe, celle de Ghoussoub est estimée la plus belle et la plus fidèle.

Les Libanais entre eux

Avec la parution de la revue Shi‘r (1957), l’activité de traduction poétique prend une autre ampleur et bien des cloisons, sinon toutes, tombent. Dans le groupe qui anime le périodique, ses réunions et sa maison d’édition se retrouvent des arabes de divers pays, des Libanais, des Syriens, des Palestiniens, des Iraqiens… Les sources elles-mêmes se diversifient et l’on voit Walt Whitman et T.S. Eliot côtoyer Saint-John Perse, René Char, Antonin Artaud, Rilke et Hölderlin… On peut dire que Beyrouth se met à l’heure de la poésie universelle et tente de jouer dans le monde un rôle pionnier. D’aucuns regretteront qu’à partir de cette date, la plupart des textes poétiques arabes porteront la marque du traduit et perdront tout rapport aux rythmes classiques. Mais telle n’est-elle pas la voie d’une modernité par essence momentanée et en quête ? Quoi qu’il en soit, la tradition se perpétue aujourd’hui avec des traductions de poètes étrangers réalisées par des poètes libanais contemporains, trop nombreux pour être cités.

Reste à signaler un point : l’insistance des Libanais à traduire d’autres Libanais. Saïd Akl a donné dans la revue al-Machriq de belles versions de quelques poèmes de La montagne inspirée de Charles Corm, mais renonça de les réunir en volume. Adonis, Ounsi al-Hage et bien d’autres ont traduit en arabe Georges Schéhadé et Nadia Tuéni. Les dernières traductions d’Adonis en français portent la signature de Vénus Khoury-Ghata et les versions arabes des poèmes de Salah Stétié ne se comptent plus. Enfin, où qu’on le trouve, le poète libanais est un passeur : Fouad el-Etr a transmis de l’anglais en français Ode à un rossignol et autres poèmes de Keats, et ces vers traduits font désormais l’objet d’un culte en raison du film le plus récent de Jane Campion, Bright Star, consacré à un amour du poète britannique.

 
 
© Dar An-Nahar in Liban le siècle en images.
Le lettré libanais, au carrefour de langues et de cultures, de modernité et de traditions, est naturellement un passeur.
 
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