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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête

Se taillant la réputation d’une littérature virulente et subversive, celle des éternels errants ou des enfants terribles, la littérature francophone du Maroc ne cesse d’exercer violence et séduction. Après le panorama de la littérature algérienne, L’Orient Littéraire se penche sur cette littérature très dense.

Par Meriem BOUGHACHICHE
2009 - 08
L’avènement du protectorat français fait naître, dans les années 50, une génération d’écrivains marocains ayant fréquenté l’école française comme Ahmad Sefrioui, auteur de La boîte à merveilles, un kaléidoscope de vies et d’odeurs dans la vieille ville de Fès, un témoignage exotique aux antipodes de la réalité politique de l’époque. À son tour, Driss Chraibi fait une entrée fracassante avec Le Passé simple (1954) qui va provoquer de vives polémiques au Maroc pour sa critique acerbe de la tyrannie du père (nommé «?Le Seigneur?») qui révèle une société phallocrate.

Histoire d’une fable politique

Rompant avec cette littérature ethnographique et mimétique du discours littéraire hérité, de nouveaux écrivains se réunissent autour de plusieurs revues dont Souffles (1966-1972) qui, censurée après six ans d’existence, demeure métaphorique des ambitions de sa pléiade d’intellectuels d’extrême gauche (Abdelatif Laâbi, Nissaboury, Mohamed Khaireddine, Abraham Serfati…) dont la liberté de ton poétiquement subversif, l’opposition à une culture de l’impérialisme et de classe, au racisme, à la bourgeoisie et au régime, provoquèrent une vigoureuse répression politique donnant naissance à une littérature carcérale et d’exil?: Chronique de la citadelle d’exil, lettres de prisons (1972-1980) de Abdellatif Laâbi offre ainsi une poésie qui refuse de «?rendre les armes?».

L’esthétique de la révolte

Cette nouvelle orientation dans l’écriture repose essentiellement sur l’entremêlement des genres poétique, prosaïque et théâtral, l’entrecroisement des discours littéraire et idéologique et l’alternance des tonalités lyrique, épique, tragique et ironique. Parmi les enfants terribles ou les monstres sacrés de cette littérature subversive, Mohamed Khaireddine avec Un rêve, un peuple, toujours errants (1978), Légende et vie d’Agoun’chich et Agadir donnant à voir une inexorable haine du père derrière laquelle se dissimile celle du pouvoir qu’incarne la figure dérisoire du roi. Son seul refuge est l’image idyllique de sa culture d’origine – chleuhe – à travers des personnages historiques mythifiés telle que La Kahina, reine berbère rebelle, symbole de la résistance aux Arabes. Attestant la même révolution des formes littéraires lancée par les fondateurs de Souffles, Abdelkébir Khatibi et Tahar ben Jelloun manifestent une écriture savoureuse aux senteurs épicées. Dans L’Enfant de sable et La nuit sacrée (Prix Goncourt 1987), c’est l’histoire de l’ambiguïté sexuelle d’Ahmed, une petite fille élevée comme un garçon pour sauver l’honneur d’un père indigné ne pas avoir d’héritier mâle. La narration sexuellement indéterminée de l’androgyne Muthna dans Livre de sang (1979) de Khatibi est servie par une écriture certes ambiguë, mais hautement esthétisée s’acheminant vers un espace de tolérance dans une société fondée sur la séparation des sexes.

Postmodernisme et mort des idéologies

Une autre transition s’opère à partir des années 80 où l’écriture devient plus personnelle avec l’affirmation d’une identité individuelle qui se détachera progressivement de l’utopie collective signalant la disparition de la conscience des groupes qui a, jusque-là, façonné cette littérature.

Dans Parcours immobile (1980) et Mille ans un jour (1990), Edmond Amrane el-Maleh démystifie les idéologies communiste et sioniste de sa communauté judéo-arabe. Abdelhak Serhane, avec Messaouda (1983), Les Enfants des rues étroites (1986), Le Soleil des obscurs (1992), Le deuil des chiens (1998) dévoile, sans tomber dans l’exagération, l’injustice, la corruption, la luxure, la prostitution, l’hypocrisie religieuse, l’abus du pouvoir, le vol et l’oppression des pauvres.

Du haut des remparts de d’exil, les Marocains ne cessent d’écrire et de publier à l’étranger?: l’œuvre de Mohamed Laftah est une brillante synthèse d’un Maroc en pleine agitation?: L’Enfant de marbre, Un martyr de notre temps, Demoiselles de Numidie…Quant à Fouad Laroui, la fable comique accentue l’ironie et la satire?: Tu n’as rien compris à Hassan II (2004) est l’occasion pour un groupe de jeunes intellectuels marocains de discuter du règne de Hassan II  en s’interrogeant sur l’existence humaine à travers une mosaïque de situations et de personnages loufoques et attachants…

De son côté, Driss Chraïbi poursuit son parcours singulier en publiant une trilogie remarquée (Une enquête au pays, La Mère du printemps, Naissance à l’aube) et une série policière parodique ayant pour héros le truculent inspecteur Ali, tout en interrogeant, dans des livres plus graves, la mémoire de l’islam et celle de son pays.

Retour en force de la littérature carcérale


Au lendemain de la mort du roi Hassan II, de foisonnants récits, poèmes, nouvelles et bandes dessinées envahissent la scène littéraire sous la plume de prisonniers politiques méditant sur leur calvaire pour l’exorciser?: Tazmamart, cellule 10 (2001) d’Ahmed Marzouki, La Chambre noire (2002) de Jaouad Mdidech qui raconte des journées d’interrogatoires et de tortures à Derb Moulay Chérif, Les Funérailles du lait (1994) de Mahi Binebine, ainsi que La chienne de Tazmamart  (2001) de Abdelhak Serhane et Cette aveuglante absence de lumière de Tahar ben Jelloun.

L’écriture de la transgression


À une actualité brûlante correspond une nouvelle écriture, celle d’une jeunesse perdue qui étouffe dans un Maroc écrasant et hypocrite. La prédilection du genre autobiographique explique l’ardente affirmation d’une identité complexe à travers l’ouverture du cycle de l’intimité et la transgression des tabous traditionnels?: Chocolat chaud (1998) de Rachid O met en scène les émotions homosexuelles d’un adolescent marocain pour un jeune Français en vacances, Le Rouge du Tarbouche (2005) de Abdellah Taïa met l’accent sur l’initiation sexuelle, la berbérité, l’islam et la découverte de l’Occident. La problématique de l’entre-deux cultures est au cœur de Tu ne traverseras pas le détroit (2000) de Salim Jay, sur le désarroi de l’immigration clandestine.

L’écriture féminine?: paradoxes et conciliations


Le jaillissement de la parole féminine, au fil des luttes et des libérations progressives, offre l’écriture du désir censuré. Si les premières romancières, issues des grandes familles, manifestent un sentimentalisme bourgeois, des rêves et des fantasmes – Farida Elhany Mourad La fille aux pieds nus, ou encore Badia Hadj Naceur Le Voile mis à nu (1985) –, la littérature féminine actuelle voit une prolifération d’écrits dont l’acuité du propos fait des Rêves de femmes, une enfance au harem (1997) de Fatima Marnissi, sociologue et féministe laïque, un livre phare sur la femme marocaine. La controverse des temps (2006) de Rajae Benchemsi aborde les contradictions qu’alimente un Maroc traditionaliste, imprégné d’occidentalisme. Yasmine Chami-Kettani, une anthropologue, évoque dans Cérémonie (1999) la pression qu’exercent l’univers culturel et la société sur la vie d’une jeune femme divorcée. Halima Hamdane dans Laissez-moi parler?! (2007) et Rachida Yakoubi dans Ma vie, mon cri refusent d’être complices de leur enfermement et exclusion. De même chez Bahaa Trabelsi, Touria Oulehri, Farida Diouri se cristallise nettement la dimension thérapeutique de l’écriture qui permet de défier l’ombre et la marginalité. À l’ombre de Jugurtha (2000) de Nadia Chafik est une invitation au voyage dans l’histoire du royaume berbère afin de saisir certaines réalités?: identité, choc de cultures…

Bien que centrée sur des témoignages et des autobiographies, la littérature marocaine francophone actuelle, aux écritures diversifiées et éclatées, ne participerait-elle pas à forger une nouvelle esthétique ultramoderne fidèle au culte d’engagement??

Meriem BOUGHACHICHE
Université de Constantine
 
 
©C.Hélie_Gallimard
 
2020-04 / NUMÉRO 166