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Enquête
Les blogs, nouvel espace du littéraire ?
Aujourd’hui, les blogs sont partout. Nombre d’écrivains ont développé le leur, mais aussi des non-écrivains qui rêvent de le devenir. Enquête sur ce véritable phénomène de société qui modifie les règles du jeu dans le champ de l'écrit.

Par Georgia MAKHLOUF
2009 - 06
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un petit tour du côté du nouveau lexique de la blogosphère n’est pas inutile. On rappellera donc que le mot est une contraction de Web-log, site Web caractérisé par un format spécifique fait de textes, de liens hyper textes et/ou d’images publiés au fil de l’eau, en général par un auteur unique, à titre personnel. Les blogs se sont tellement répandus qu’il existe également des blogs consacrés aux blogs, qui les sélectionnent, les classent par thèmes et en distinguent les meilleurs : ce sont les meta-blogs. On dira qu’un blog  buzze quand, à la faveur du bouche-à-oreille électronique, son audience grossit et se démultiplie. On parlera également de blogeoisie qui contracte blog et bourgeoisie, terme ironique désignant l’élite des blogueurs, c’est-à-dire ceux qui sont les plus influents. Les anglophones les désignent par le terme de A-list bloggers. Jean Véronis, créateur du blog « Technologies du langage », a ainsi eu l’idée de compulser les blogs littéraires les plus visités pour en extraire la liste des 100 auteurs les plus cités et commentés sur les blogs. On y rencontre par exemple Paul Auster, Philippe Djian, Russel Banks, Annie Ernaux, mais aussi... François Bon, Éric Chevillard ou Chloé Delaume, eux-mêmes écrivains blogueurs et très actifs sur Internet. 

Quand la littérature investit les blogs

Pierre Assouline fait sans conteste partie de la blogeoisie. « La République des Livres » est né il y a cinq ans et occupe aujourd’hui la place enviée de numéro un des blogs du paysage littéraire français. Il y parle de « tous les livres et pas uniquement de littérature », ce qui explique son choix du titre. Nous avons eu envie de comprendre pourquoi un écrivain et journaliste qui disposait déjà d’un large accès aux médias classiques avait souhaité se lancer dans cette aventure. Il explique qu’il a répondu à une sollicitation du journal Le Monde, mais qu’il l’a fait sans hésiter, convaincu qu’« Internet est LE média d’avenir ». Il assure même qu’Internet a ressuscité « l’art de la conversation » et compare volontiers le blog au salon littéraire du XVIIIe siècle. Il dit consacrer presque cinq heures par jour à cette activité particulière d’écriture, de lecture et d’échange, et il a publié les meilleurs commentaires de ses visiteurs dans un ouvrage intitulé Brèves de blogs (Arènes éditions). Son écriture de blogueur ne diffère pas sensiblement de son écriture pour les autres médias, « juste un peu plus familière et démultipliée par les liens ». Les raisons de son succès sur la toile, il les attribue au fait qu’il est « crédible, professionnel, curieux, ouvert ». S’il affirme haut et fort qu’Internet est « le lieu où ça se passe aujourd’hui », il reconnaît également que les blogs sont souvent « le lieu des procès d’intention et de la paranoïa » et qu’il faut savoir « s’accommoder de la violence propre à Internet ».

À l’instar d’Assouline, nombre d’écrivains et journalistes littéraires tiennent leurs blogs et apprécient fortement l’interactivité et l’échange direct avec leurs lecteurs que cette pratique permet. Ils estiment même qu’avec Internet, on peut aller plus loin qu’avec les médias classiques, écrits ou audiovisuels. Ainsi Éric Poindron, qui a animé pendant plusieurs années une émission littéraire sur FR3, a trouvé avec son blog, « Le cabinet de curiosités », la possibilité d’aller plus loin : développer les thèmes abordés, donner des références bibliographiques, créer des liens plus personnels avec ses auditeurs, dont certains sont devenus « de véritables amis, même si nous ne nous sommes jamais rencontrés ». Même son de cloche chez David Foenkinos qui a démarré sous les auspices de Livres Hebdo et qui, plus encore que l’interactivité, apprécie l’immédiateté de la mise en ligne qui « correspond bien au rapport au temps que nous entretenons aujourd’hui ». Finis l’attente et les longs délais qui précèdent la publication d’un manuscrit ; grâce aux blogs, les textes rencontrent leurs lecteurs sitôt le point final écrit au bas de la page. Et parfois même avant. Car certains utilisent le blog pour expérimenter des formes ou des thèmes, pour écrire et publier un texte par épisodes successifs, avatar très contemporain du feuilleton littéraire du XIXe siècle que les lecteurs attendaient avec impatience dans leurs quotidiens. Le blog est ainsi un véritable tremplin pour la publication papier.

Élu en 2004 meilleur blog du monde par le jury BOBs (Best Of Blogs), le blog de Hernan Casciari, journaliste et scénariste argentin vivant à Barcelone, « Mas respeto, que soy tu madre », est devenu un roman qui vient de paraître chez Calmann Lévy. Ce blog-roman s’est écrit sur la toile sous forme d’un feuilleton et la narratrice, une truculente quinqua femme au foyer, y raconte le quotidien aussi loufoque que déjanté de sa famille. Aventure identique pour Anna Sam qui est passée du blog « Caissière No future » au livre Les tribulations d’une caissière publié chez Stock. Titulaire d’un DEA en lettres mais caissière quand même, Anna Sam tient un blog qui suscite l’intérêt des internautes. Elle apprécie avant tout la liberté que ce mode d’expression rend possible. Un entretien dans la presse régionale va la faire connaître des éditeurs, et certains d’entre eux se manifesteront auprès d’elle. Elle s’engagera avec Stock dans un important travail de réécriture et de mise en forme qui lui permettra de passer de textes spontanés, instantanés de vie, à des textes construits et réfléchis, composant un livre au message fort. Elle estime que se faire repérer par un éditeur reste « la cerise sur le gâteau », mais que néanmoins, Internet est « un outil formidable pour ne plus avoir à passer par tout un tas d’intermédiaires avant de toucher une personne susceptible de diffuser ses textes ». Les blogs qui « buzzent » (puisqu’il nous faut parler le lexique de la blogosphère) apportent également parfois à leurs auteurs un lectorat qui se démultiplie à la vitesse de l’éclair et que leur jalousent parfois les auteurs de best-sellers. Citons le cas de l’écrivain nobélisable sud-coréen, Hwang Sok-song qui a d’abord publié son dernier roman L’Étoile du berger en feuilleton sur son blog entre février et juillet 2008. Il a été lu et commenté par 2 millions de lecteurs. Publié par la suite sous forme de livre, il s’est vendu à 500 000 exemplaires, ce qui a incité d’autres écrivains de renom à faire de même. L’idée selon laquelle le Net tue l’écrit a pris pas mal de plomb dans l’aile !

On peut aussi créer son blog juste pour le plaisir, plaisir de partager avec des copains virtuels ses coups de cœur et ses coups de gueule, plaisir de rassembler autour de soi une e-communauté qui se reconnaît dans des valeurs communes. Citons à ce titre le blog satirique « Radio zonzon », très au fait de l’actualité du livre, et qui adopte un angle décalé, décapant et mordant. Il est au livre ce que Le Canard enchaîné est à la politique. Ou le blog de William Irigoyen hébergé sur Arte et qui se nomme « Le poing et la plume ». Autre acteur majeur de la blogosphère, l’écrivain François Bon qui, après avoir créé le formidable site remue.net consacré à la littérature qui bouge et aux ateliers d’écriture, a lancé son blog « Le Tiers livre ». Ce blog est le lieu de débats et d’échanges intenses et passionnés sur des thèmes en pointe tels que « Le slam comme littérature à part » ou « Internet comme littérature ». Un mot également de Poezibao qui se veut « journal permanent de la poésie ». 

L’expansion du phénomène au Liban

Au Liban aussi, les blogs se répandent et accompagnent l’effervescence créative de la scène culturelle. Il est difficile de savoir avec exactitude quand le phénomène a commencé ; toujours est-il que la guerre de Juillet 2006 a vu l’éclosion d’un nombre important de blogs à l’initiative d’artistes confirmés ou débutants, qui se sont lancés dans l’aventure avec passion et souvent beaucoup d’inventivité. On citera par exemple le blog de Laure Ghorayeb et celui de Mazen Kerbaj, qui ont accompagné leurs œuvres picturales et leurs dessins de textes et de poèmes. Kerbaj a même mis en ligne une improvisation à la trompette, enregistrée sur son balcon avec comme fond sonore les bombardements israéliens. Citons également « Blogging Beirut » ou le blog de Valérie Cachard, « né de l’impuissance » dit-elle, « un blog qui me ressemble, incohérent et interrogateur, drôle et larmoyant ». Nombre de ces blogs se sont interrompus avec la fin de la guerre, ou un peu plus tard. Ce n’est pas le cas de Ritta Baddoura dont le blog « Ritta parmi les bombes » a été propulsé sur le devant de la scène en juillet 2006 avec jusqu’à 600 visites quotidiennes, mais qu’elle a maintenu, développé et enrichi en permanence par des textes et des vidéos de ses performances.

On peut même suggérer que dans son cas, l’écriture et les contraintes particulières de ce média ont enrichi sa palette expressive et transformé ses façons de faire durablement. Plus classiques, les « Chroniques beyrouthines » de Nathalie Bontems et David Hury racontent la vision de la vie beyrouthine de deux expatriés, et ont donné naissance à un livre qui vient de paraître, Jours tranquilles à Beyrouth.

On le voit, le paradoxe de cette nouvelle forme d’expression réside finalement dans sa formidable plasticité, dans sa capacité à réconcilier les formes littéraires les plus traditionnelles, celles du journal intime, du feuilleton ou l’art de la conversation, avec les registres les plus en pointe de la modernité.


 
 
 
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