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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
L’édition francophone, loin de Paris
Écrire en français est une chose, éditer en est une autre, surtout quand on est loin de la capitale mondiale des lettres. État des lieux des différentes situations et des stratégies adoptées par les éditeurs francophones hors France.

Par Charif MAJDALANI
2009 - 03
S’il est indubitable que la littérature libanaise de langue française a pris ces dernières années un nouvel essor, on pourrait se demander ce qu’il en est de l’édition francophone dans notre pays, tant il est vrai que, ici comme partout ailleurs, la littérature francophone ne dépend pas de son homologue éditoriale, et vice versa. La raison de cette déconnexion est bien connue, elle vient du fait que les éditeurs francophones dans le monde ne parviennent pas à offrir la reconnaissance et la consécration à leurs écrivains qui pour cela se tournent vers les maisons d’édition parisiennes.

Ce paradoxe est évidemment l’illustration la plus éloquente de la difficulté que trouvent les éditeurs francophones à naître et à durer. Est-ce à dire que l’édition francophone est quantité négligeable et n’existe réellement qu’en France ? La réponse est non, évidemment, même si les choses sont très différentes selon que l’on regarde les pays du Nord (Belgique, Québec et Suisse romande) ou ceux du Sud (Maghreb, Afrique subsaharienne et Liban). Dans les premiers, la situation est évidemment bien meilleure. Une législation stricte (sur la protection du droit d’auteur par exemple) autant qu’une politique publique de soutien au livre (bourses de création, aide à la traduction, promotion de périodiques, création d’événements culturels, aide au développement des entreprises et à la diffusion) favorisent l’édition, même si les débats autour du prix unique du livre demeurent encore vifs dans les trois pays, comme le montre Luc Pinhas, l’un des plus grands spécialistes du livre francophone aujourd’hui, dans son ouvrage de référence intitulé Éditer dans l’espace francophone (Alliance des éditeurs indépendants, Paris 2005).

Tout cela ne permet cependant pas aux trois pays francophones du Nord d’aboutir à une autonomie de leur champ éditorial, d’autant que le volume des publications y demeure relativement modeste. Face à la puissance éditoriale française (trois milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2005, selon ce que rapporte Luc Pinhas, pour 65 000 titres et 460 millions d’ouvrages vendus), la Belgique francophone (avec 140 millions d’euros de chiffre d’affaires, une production d’environ 5 000 titres et 22 millions d’exemplaires vendus), ou le Québec (210 millions d’euros de chiffre d’affaires, 6 000 titres et 10 millions d’exemplaires vendus) font encore figure de nains, les structures éditoriales y étant d’ailleurs souvent de très petites tailles, les tirages ne dépassant que rarement les 2 000 exemplaires, sauf cas exceptionnels.

Dans les pays du Sud, la situation est différente et plus difficile. Avec moins de cent maisons d’édition réellement actives dans l’ensemble du Maghreb, d’après les recensements de Luc Pinhas (une dizaine en Tunisie, cinquante en Algérie et une trentaine au Maroc, et dont une partie seulement publie des livres en français), le Maghreb édite peu d’ouvrages francophones (entre 300 et 400 aussi bien en Tunisie qu’au Maroc en 2002, pour des tirages variant entre 1 000 et 2 000 exemplaires). Le Liban semble, en fonction de sa population plus réduite, mieux loti, et sur environ 150 éditeurs, possède une dizaine de maisons publiant en français, même si le nombre de titres est réduit et les tirages restreints. Quant à l’Afrique subsaharienne, le naufrage généralisé de cette partie du monde a bien entendu affecté l’univers du livre. Dans l’ensemble de l’Afrique noire francophone, on comptait, en 2002, 34 éditeurs répartis sur 14 pays et qui n’ont publié que 127 titres. Dans l’ensemble des pays francophones du Sud, l’édition subit les carences de la politique officielle à l’égard du livre et de la législation, notamment à propos du droit d’auteur. À l’exception du Maroc où un timide début de soutien officiel à l’édition s’est mis en place, les autres pays ne font prévaloir qu’une stratégie d’encouragement à la lecture, à travers la fondation de bibliothèques publiques.

Cela dit, et qu’elle soit issue des pays du Nord ou de ceux du Sud, l’édition francophone a toujours eu un grand problème de visibilité. Or cette dernière est la condition sine qua non d’une éventuelle reconnaissance sur la scène culturelle, et donc de viabilité. Cette visibilité, les maisons d’édition francophones ne peuvent l’obtenir qu’en s’imposant sur la place parisienne, du fait que Paris demeure encore aujourd’hui la « capitale mondiale des lettres » et « la porte d’entrée du marché mondial des biens intellectuels », comme le dit la sociologue de la littérature Pascale Casanova (La République mondiale des lettres, Seuil, 1999). Paris est autrement dit le seul lieu où se dispensent les valeurs et la consécration des livres et de leurs auteurs – consécration qui rejaillit sur les éditeurs. Par un de ces autres incroyables paradoxes, c’est par l’intermédiaire de cette reconnaissance acquise au sein du champ éditorial français que peut ensuite s’opérer pour les éditeurs un retour vers le pays d’origine et donc une revalorisation de leur catalogue.

Or cela est évidemment très difficile à atteindre. Dans un recensement significatif, Luc Pinhas montre que sur l’ensemble de l’année 2004, seuls 4 articles et 20 notes de lecture ont été consacrés par Le Monde des Livres à l’ensemble des ouvrages francophones publiés hors de France.  Pour pallier cette absence de visibilité que ne favorise pas le désintérêt des distributeurs français pour le livre francophone, les éditeurs ont plusieurs solutions, comme la fondation, avec l’appui de leurs gouvernements, de librairies nationales à Paris (telle la Librairie du Québec) ou de réseaux de distribution également nationaux (comme la Distribution du Nouveau Monde, qui diffuse le livre québécois en France et en Belgique). À moins évidemment qu’ils ne fassent le choix de se spécialiser dans un domaine ou dans un genre précis (livre d’art, livre de droit, sciences humaines) afin d’y devenir une référence. Mais cela n’est à la portée que des pays riches ou des pays proches de la France et de Paris. Ceux du Sud en revanche ne peuvent que passer par les manifestations culturelles et les Salons du livre de l’Hexagone pour être présents sur le marché hexagonal, à moins d’avoir recours au processus de coédition, une pratique de plus en plus courante en Afrique et au Maghreb et que les éditeurs libanais auraient grand bénéfice à tenter de pratiquer pour rendre visible notre production éditoriale de langue française.


 
 
Cette visibilité, les maisons d’édition francophones ne peuvent l’obtenir qu’en s’imposant sur la place parisienne
 
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