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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
Le Collège maronite de Rome
Le Collège maronite de Rome (1585-1812) a longtemps été un acteur fondateur et majeur de la culture libanaise. Paradoxalement, il est absent de la mémoire et du débat d’idées au Liban. Que sait-on de cette institution ? Quel fut son impact sur la Renaissance arabe ? Enquête au cœur de l’histoire.

Par Antoine DOUAIHY
2008 - 06

Lorsqu’on se penche sur le débat d’idées au Liban, si riche et diversifié depuis plusieurs décennies jusqu’à nos jours, on est frappé par l’absence quasi totale de toute référence au Collège maronite de Rome. En effet, en dehors d’un cercle très étroit d’historiens spécialisés, personne ou presque dans les milieux universitaires et parmi les élites libanaises ne semble avoir eu une connaissance précise de cette institution fondatrice de la culture libanaise moderne et contemporaine. Le Collège maronite de Rome est, certes, l’établissement le plus important dans l’histoire culturelle du Liban du XVIe jusqu’au début du XIXe siècle, lorsque le Collège de Aïn-Warqa puis l’Université américaine et l’Université Saint-Joseph de Beyrouth ont pris le relais. Le Collège a exercé une action déterminante dans deux directions : celle de la propagation de l’enseignement, de l’imprimerie, des nouvelles méthodologies, idées et connaissances au Mont-Liban, contribuant ainsi d’une façon décisive à l’avènement de la Nahda levantine de la deuxième moitié du XIXe siècle, et celle de l’essor de l’orientalisme arabe et syriaque en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, dont il a été, à maintes reprises, le foyer principal. À cette double action culturelle, il faudrait ajouter le rôle du Collège maronite de Rome dans la formation de l’entité politique et nationale libanaise des temps modernes, dans le cadre de l’alliance historique entre l’Église maronite et les émirs des dynasties Maan et Chéhab.

Rencontre de deux volontés


Et pourtant, la naissance de cette institution s’est inscrite dans un contexte beaucoup plus religieux que culturel ou politique. C’est le fruit de la rencontre, à la fin du XVIe siècle, de deux tendances et de deux volontés. La prise de conscience, d’une part, du patriarcat maronite de devoir assurer au clergé une formation moderne non disponible à l’époque en Orient, et de l’autre, la réforme catholique (la contre-réforme réagissant à l’irruption du protestantisme) qui, depuis le concile de Trente (1545-1563), a œuvré pour une meilleure intégration de l’Église romaine dans le monde moderne, avec tous les changements et les révisions que cela impose, y compris le renforcement des liens avec les chrétientés d’Orient. C’est vers la fin du règne du pape Grégoire XIII (célèbre initiateur du calendrier grégorien) et au début de celui du patriarche maronite Sarkis al-Rizzi (troisième patriarche de cette même famille issue de Bqoufa, tout près de Ehden), que le Collège maronite de Rome a vu le jour en 1584, quelques années seulement avant l’accession au pouvoir en 1591 de l’émir Fakhreddine II Maan.

Érudition et humanisme


Très vite, le rayonnement culturel, l’action scientifique et l’impact sociopolitique du Collège maronite romain ont dépassé sa vocation religieuse. C’est le premier pont de liaison entre l’Europe et le Levant dans les temps modernes, soit plus de deux siècles avant la campagne d’Égypte de Bonaparte (1798-1801). Il est étonnant de voir au temps de la Renaissance du XVIe siècle des élèves du Mont-Liban (parfois de moins de dix ans) venir faire leurs études au cœur de l’Europe. Le Collège a rempli ses fonctions pendant 228 ans, jusqu’à sa fermeture finale en 1812. Il a accueilli plusieurs générations d’étudiants originaires du Mont-Liban, ainsi qu’un nombre important de maronites d’Alep et de Chypre, leur offrant l’occasion – rare et précieuse à l’époque – de s’instruire dans l’Europe de la modernité naissante, d’être en contact avec ses sociétés et ses cultures, d’avoir connaissance de ses techniques, de ses expériences, de ses modes de pensée et de vie. Outre l’acquisition et la maîtrise des disciplines théologique, philosophique, historique et littéraire, des mathématiques et autres sciences, les élèves du Collège se sont distingués par leur formation et leur culture humanistes, largement polyglottes, englobant l’arabe, le syriaque, l’hébreu, le latin et le grec, plus parfois le français, l’espagnol, le turc et le persan, d’où l’expression connue dans l’Europe classique : « savant comme un maronite ».

Foyer de l’orientalisme arabo-syriaque


De plus, les élèves du Collège maronite romain ont acquis, au cours de leurs études, l’art typographique, notamment l’impression syriaque et arabe. Ils ont eu à leur disposition, depuis la fondation du Collège en 1584, une imprimerie à caractères syriaques leur permettant de se familiariser avec cette technique révolutionnaire au niveau de la propagation du savoir en Europe, dont l’usage a été complètement interdit dans l’Empire ottoman jusqu’en 1727, notamment en langues turque et arabe. Cette même interdiction a persisté après l’an 1727 pour les livres saints de l’islam.

Il faudrait préciser à cet égard que l’imprimerie du Collège maronite de Rome est devenue vers 1614 le foyer principal de la diffusion de la culture orientale en Europe. En outre, les anciens élèves du Collège ont contribué activement, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, aux travaux des centres de typographie orientale à Rome, Florence, Paris et autres cités d’Europe. L’imprimeur Yaacoub ibn Hilâl (originaire de Baslouqit, près de Ehden), connu sous le nom de Jacques Luna, est la figure la plus impressionnante dans ce domaine. Il a composé entre 1590 et 1594 les impressions arabes et syriaques de la typographie des Médicis à Florence (notamment huit courages tirés à des milliers d’exemplaires diffusés partout en Europe). Ibn Hilâl a monté à partir de 1594 sa propre imprimerie qui a fait sa célébrité.

La contribution du Collège maronite à l’essor des études orientalistes en Europe dépasse toutefois de loin le domaine de l’impression. Entre la fin du XVIe et jusqu’au début du XIXe siècle, des dizaines de ses anciens élèves, savants humanistes, ont œuvré activement pour le développement de l’orientalisme scientifique, notamment pour l’enrichissement et la consécration des études arabes et syriaques en Occident, dans les universités, les bibliothèques et les instituts de Rome, Florence, Paris, Madrid, Prague, Vienne et autres villes, où ils ont occupé des postes illustres et réalisé des travaux de première importance. Parmi les noms les plus célèbres figurent Gibraïl al-Sahyouni (de Ehden), Nasrallah Chalaq (de Aqoura), Ibrahim al-Hûqlani (de Haqel), Youhanna al-Hasrouni (de Hasroun), Sarkis al-Jamri (de Ehden), Ishâq al-Chadrawi (de Chadra), Youssef al-Semaani (de Hasroun), Mikhaïl al-Ghaziri (de Ghazir), Boutros Moubarak (de Ghosta), Girgis ben Obeid (de Ehden) et d’autres.

Le précurseur de la Nahda


Parallèlement à cette action menée en Occident, le Collège maronite de Rome a eu le rôle directeur dans le développement culturel de la société du Mont-Liban du XVIe au XIXe siècle, à une époque où le Levant ainsi que l’ensemble de l’Empire ottoman se trouvent plongés dans la torpeur de la décadence. L’activité des anciens élèves du Collège s’est étendue tout au long de cette période à l’impression, l’enseignement, la traduction, les études historiques, les travaux linguistiques, la documentation et autres domaines du savoir.

La première imprimerie du Levant (ainsi que de l’ensemble du monde non européen) a vu le jour au couvent Saint-Antoine de Qozhaya. Faut-il la dater de 1585 ou de 1610 ? Les avis sont toujours partagés. Les informations historiques disponibles sur la production du livre imprimé à Qozhaya en 1610 (beaucoup plus nombreuses que celles concernant le livre de 1585) montrent clairement que deux des anciens élèves du Collège, l’évêque Sarkis al-Rizzi (de Bqoufa, à ne pas confondre avec le patriarche du même nom) et Girgis Omeira (de Ehden, devenu lui-même patriarche plus tard), ont apporté l’imprimerie de 1610, de Rome à Qozhaya, en compagnie du typographe italien de Camerino, Pasquale Eli.

Tout en étant le foyer de l’art typographique, le Mont-Liban a connu aux XVIIe et XVIIIe siècles un mouvement d’enseignement unique en Orient, et ce à deux niveaux : celui de la diffusion de la lecture et de l’écriture, et celui de la formation des élites. Ce mouvement annonce et jette les bases de la Renaissance culturelle levantine de la deuxième moitié du XIXe siècle (la Nahda), dont Beyrouth transformé sera le centre essentiel.

L’action du patriarche Estéphan al-Douaihy (de Ehden) s’est exercée dans une multitude de domaines. Ancien élève du Collège de Rome, il a veillé à la propagation de l’enseignement, non seulement au Mont-Liban, mais aussi à Alep dont l’École maronite a connu un extraordinaire essor sous l’égide de Boutros al-Toulawi (de Toula, Batroun), lui-même ancien élève de Rome. Parmi les illustres élèves de l’École d’Alep, Germanos Farhât, véritable précurseur de la langue et des lettres arabes modernes. Par ailleurs, le patriarche Douaihy a profondément transformé la méthodologie des études historiques. Ses travaux serviront de modèle aux historiens libanais des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.

De plus, toutes les célèbres écoles nationales du Mont-Liban ont été l’œuvre d’anciens élèves du Collège maronite de Rome : ainsi, à titre d’exemple, le collège Saint-Joseph de Zghorta fondé en 1690 par Girgis ben Obeid, le collège Saint-Élie de Aintoura fondé en 1728 par Boutros Moubarak et, surtout, le collège du Couvent Saint-Antoine de Aïn-Warqa, fondé en 1789 par le patriarche Youssef Estéphan (de Ghosta). Autant d’institutions qui constituèrent le véritable vivier des pionniers de la Nahda.

 
 
D.R.
 
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