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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
La BD au Liban : un secteur prometteur
La bande dessinée est en pleine expansion. En France, de nouveaux éditeurs voient le jour chaque année et de nombreux albums caracolent en tête des meilleures ventes. Où en est le 9e art au Liban ? Et quel avenir pour la BD libanaise ?

Par Jad SEMAAN
2007 - 10
« La BD est un secteur en développement permanent, au Liban comme en France », assurent les libraires. Les lecteurs sont, pour la plupart, de sexe masculin, âgés en moyenne de 30 à 40 ans. À la librairie Stephan, qui s’est spécialisée dans la bande dessinée dite commerciale (par opposition à la BD alternative), quelque 250 collectionneurs achètent mensuellement près de 30 albums chacun. Plus de 1 000 autres visiteurs irréguliers s’y rendent chaque mois pour s’approvisionner en BD. Le choix des amoureux du neuvième art est essentiellement déterminé par les nouveautés : le dernier Largo Winch s’est vendu à 500 exemplaires, un nouvel Astérix trouve mille acquéreurs. La luxueuse boîte qui renferme la collection des Tintin, confectionnée à l’occasion du centenaire d’Hergé, est en rupture de stock. Dès six ans, les enfants commencent leur collection des Boule et Bill, des Cédric et des Chick Bill. Il semble même que Titeuf provoque des scènes en librairie. Jugé vulgaire par les parents, il est adoré des enfants. Les deux nouveaux albums de la collection XIII, à paraître en novembre prochain, devraient se vendre comme des petits pains. En règle générale, Astérix reste indétrônable en tête des ventes. Lucky Luke et les autres classiques sont également aux premières loges. Les séries dites « hyperréalistes », telles que les collections des éditeurs Glénat et Dupuis, figurent en deuxième position. Le public libanais s’est même découvert un goût pour l’ésotérique : la collection La Loge noire de Glénat est ainsi très prisée. Quant aux Mangas, ils s’imposent lentement et touchent un public plus jeune.

Les débuts difficiles de la BD locale

En revanche, les chiffres de vente de la BD locale sont moins éloquents. « J’ai passé quinze ans de ma vie à créer de la bande dessinée. J’ai pourtant toujours été présenté comme dessinateur caricaturiste. Dans ce monde arabe dont nous sommes partie intégrante, la culture n’est pas visuelle mais orale. La caricature figure en bonne place sur le marché parce qu’elle se mêle de politique. À ce titre, elle est considérée comme un “art sérieux”. En Occident, la BD a évolué pour devenir un moyen d’expression et d’éducation comme un autre. Dans le monde arabe, elle est toujours considérée comme de l’illustration pour enfants. » Jad, Georges Khoury de son vrai nom, a été l’un des pionniers de la bande dessinée fabriquée au Liban, au même titre que Michèle Standjofski, Mike Nasreddine, Rita Moukarzel ou Klimos qui a publié en France des albums d’excellente facture, sans compter le caricaturiste Stavro qui signe régulièrement des albums réunissant ses dessins. Jad est l’auteur des albums Carnaval (1980), Sigmund Freud (texte de Ralf Rizkallah, 1983) et de Beirut (1988). C’est d’ailleurs le premier Libanais à avoir eu une de ses planches accrochée au Musée national de la Bande dessinée à Angoulême. Quant à Mike Nasreddine, il a fait revivre, dans les années 1980, le légendaire personnage de Chater-Hassan. Il ne vit plus au Liban. La série Nada pour enfants (Nada à Beyrouth, Nada à l’usine de chocolat…) par Rita Moukarzel s’est arrêtée en 1991. Ces auteurs, qu’on peut considérer comme « les aînés », semblent avoir abandonné la bande dessinée. Lors d’une conférence organisée en 2005 par la CD-Thèque au Salon du livre, Mazen Kerbaj, chef de file de la nouvelle génération de bédéistes libanais, leur a ouvertement reproché de l’avoir « lâché ». « Je n’ai pas vraiment arrêté, j’en fais toujours pour des travaux de commande, des manuels scolaires par exemple », se défend Michèle Standjofski, enseignante à l’ALBA, la seule école qui dispense une formation en bande dessinée et qui constitue aujourd’hui le principal vivier de jeunes bédéistes libanais. « Si je ne fais pas de BD personnelle, c’est par manque de public et de vraie structure éditoriale, ajoute-t-elle. L’année que j’aurais passée à dessiner quarante planches de BD qui finiraient par être vendues à quelques centaines d’exemplaires, je préfère la passer à illustrer une dizaine de livres qui circuleront entre des milliers de mains. » Dans les années 80, Michèle Standjofski avait tenu une chronique BD dans L’Orient- Le Jour et encouragé les libraires à importer des BD plus « modernes » que Tintin ou Astérix. Aujourd’hui, elle dit « apprécier les recherches de créneaux parallèles, qui tentent d’adapter la BD aux possibilités du pays, tel que l’ouvrage Juillet-Août 2006 ». L’ouvrage en question est signé Mazen Kerbaj, premier Libanais publié à L’Association, la maison d’édition de BD alternative qui a notamment publié le best-seller Persepolis de Marjane Satrapi.

Kerbaj, Abi Rached, la CD-Thèque et les autres

Le come-back de la bande dessinée libanaise, dans les années 2000, s’articule autour de trois initiatives : Mazen Kerbaj décide d’imprimer ses planches à compte d’auteur. Après avoir publié en indépendant des carnets, certains à portée sociale, comme Le pique-nique, d’autres plus personnels comme Achèvement, il publie, en 2004, aux éditions de la CD-Thèque, 24 Poèmes, un album luxueux dédié à Monsieur Fernando (Pessoa). La première BD proprement dite éditée par la CD-Thèque a été Duo ! de Jad Sarrout et Chadi Aoun, en 2004. Maya Majdalani, autre étudiante de l’ALBA, bénéficie également du soutien de la CD-Thèque et publie L’Autre et Lui, en 2005. Le troisième jalon est posé par Rita Moukarzel qui créé le syndicat des professionnels de l’illustration et du graphisme en 1996 et monte le Festival de la bande dessinée à Beyrouth, en 2002, à l’occasion du Sommet de la francophonie. La manifestation, du reste assez réussie, est renouvelée les deux années suivantes. Le festival est suspendu en 2005 et 2006 en raison des événements politiques. L’édition 2007 s’est tenue à Abou Dhabi. Le Festival de bande dessinée de Beyrouth a permis à Zeina Abi Rached de se faire connaître du grand public. En 2002, elle remporte le concours du jeune talent organisé dans le cadre du festival avec son ouvrage [Beyrouth] Catharsis. Elle part poursuivre une formation en animation à l’École nationale des arts décoratifs (Ensad) à Paris. « C’est à ce moment que j’ai écrit 38, rue Youssef Semaani », explique-t-elle. En février 2006, la jeune bédéiste rencontre Frédéric Cambourakis, son futur éditeur. [Beyrouth] Catharsis et 38, rue Youssef Semaani sont publiés en France. Le prochain album de Zeina Abi Rached, Le jeu des hirondelles, sortira en librairie à la fin du mois d’octobre 2007, en France et à Beyrouth.

S’il est vrai que la BD locale est essentiellement alternative et francophone, il n’en reste pas moins que des albums en arabe trouvent également de bons échos. Les trois recueils de dessins politiques d’Antoine Ghanem ont fait la joie de milliers de lecteurs : Siyassi (1996), Democrazy (1998) et Rafic al-Hasiri (1999). Pour sa part, Rony Said s’est spécialisé dans la bande dessinée en langue arabe consacrée à la vie des saints libanais. Ses albums, dont les chiffres de vente feraient rêver plus d’un jeune bédéiste, sont édités par la maison d’édition des Apôtres. Reste que tous les dessinateurs de BD ne se font pas forcément publier. Tony Abou Jaoudé n’est pas seulement un célèbre animateur de télévision. Depuis son enfance, il colorie des planches. C’est par amour de la BD qu’un groupe de copains, dont Tony Abou Jaoudé et Walid Kanaan, publie le journal satirique Zérooo entre 1999 et 2002 sur le modèle du magazine américain Mad. La relève est assurée, aujourd’hui, par le collectif d’artistes Samandal qui vient de publier le premier numéro de Salamader Comics Magazine, un journal qui rassemble plusieurs bandes dessinées en français, anglais et arabe. « J’espère que les prochains numéros seront plus grands et plus épais, déclare Léna Merhej, l’une des illustratrices de Salamander. Il est temps que la bande dessinée soit mieux diffusée. »

De toute évidence, la BD au Liban a de beaux jours devant elle. Gageons que la proclamation de Beyrouth « capitale mondiale du livre 2009 » par l’Unesco permettra de mettre en valeur la richesse de ce 9e art trop vite enterré.

 
 
Extrait de 38, rue Youssef Semaani de Zeina Abi Ra
La BD libanaise est essentiellement alternative et francophone
 
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