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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
Le Salon du livre du Caire, entre folklore et religion
Considéré comme l’un des plus grands salons du monde arabe, le Salon du livre du Caire n’a pas été, cette année encore, digne du rôle qu’il prétend jouer. Dans ce véritable souk, éditeurs, auteurs et visiteurs ont du mal à se retrouver. État des lieux, par notre envoyée spéciale au Caire.



Par Rana Khoury
2007 - 03


Avec ses 80 000 m2, ses 11 portes d’entrée, sa quinzaine de pavillons, ses 1 400 stands, ses 700 éditeurs, la 39e édition du Salon du livre du Caire aurait accueilli, selon les organisateurs, près de 2 millions de personnes. Et pourtant…  Toboggans, confiseries,  chawarma et saj, bancs publics, foule compacte, posters d’Ahmedinajad et de Hassan Nasrallah,  livres religieux entassés, CD et DVD prêchant l’islam… le visiteur du salon se croit, d’emblée, perdu dans une fête foraine un jour de ramadan. 

Naguib Mahfouz sauve la face

Après une attente de près de deux heures dans une queue on ne peut moins droite au milieu de mesures de sécurité dignes d’un régime militaire, l’on se retrouve dans une sorte de souk géant. En plein air, des stands de bouquins et de CD adossés aux stands de friandises et de kouchari (plat traditionnel égyptien). Les livres sont essentiellement « emboîtés » dans des pavillons désordonnés. Des ouvrages posés en piles à même le sol, des caisses  éparpillées, le tout noyé dans une vague de poussière qui colle à la peau. Aucune indication concernant le genre, la langue ou le prix du livre. Le pavillon n° 15 consacré à Naguib Mahfouz, récemment disparu, sauve quelque peu la face : aéré, plutôt bien aménagé, il rend dignement hommage à l’unique lauréat arabe du prix Nobel de littérature. Ce même pavillon accueille des maisons d’édition venant du monde entier, et principalement d’Italie, invitée d’honneur cette année. Bien que son stand soit modeste, et sa présence au salon plutôt discrète, l’Italie s’est rattrapée en organisant des rencontres  au Centre culturel italien entre écrivains égyptiens – Gamal Ghitani, Alaa al-Aswani, Ahmad al-Aïdi – et auteurs italiens – Claudio Magris et Antonio Tabucchi. Voisins sur le globe, le Liban et la Syrie le sont également au Salon du livre. Ils étaient d’ailleurs les deux seuls stands du pavillon 15 à être encore quasiment vides trois jours après l’ouverture ! Non loin de là, un autre pavillon, spécialement consacré aux éditeurs français. Mais les visiteurs s’y font plutôt rares. Au stand d’Actes Sud, le climat est plutôt morose : « On vend surtout des livres pour enfants ou des dictionnaires ; les Égyptiens sont surtout anglophones. » L’année prochaine, un effort devrait être déployé puisque la France sera probablement l’invitée d’honneur du salon ! 

La passion du religieux
Le public qui fréquente le Salon du Caire est essentiellement composé de familles ou de personnes d’un certain âge. Très peu d’étudiants. Le manque de professionnalisme, l’organisation brouillonne, l’intégrisme suffocant expliquent sans doute le « boycott » de l’événement par les jeunes. Le Salon du livre est d’ailleurs si peu moderne que son propre site www.cibf.org est hors service ! La plupart des pavillons sont plutôt bien dégagés, sauf pour certains d’entre eux où l’on est surpris par des bousculades pour l’achat de livres ayant trait à la religion. Si Naguib Mahfouz tient la place d’honneur au salon cette année, c’est l’islam qui tient celle des meilleures ventes. Corans, livres religieux, CD de prêches islamiques, DVD, tout y est ! Le romancier Alaa al-Aswani, auteur du célèbre Immeuble Yacoubian et d’un nouveau roman, Chicago,  promis à un grand succès, considère que la montée du fanatisme islamique en Égypte est une conséquence de la dictature : « Vous avez la maladie et ses symptômes ; il  faut guérir la maladie, en l’occurrence la dictature, pour éliminer les symptômes, c’est-à-dire l’intégrisme. » Des bouquins antisémites comme Mein Kampf  ou  Les gens du Shabat et les singes de l’éditeur égyptien Dar al-Iman, ainsi que des livres antichrétiens, comme La vérité sur Jésus de l’éditeur jordanien Dar al-Fallah, sont aussi exposés. Al-Aswani s’en émeut et n’hésite pas à condamner le racisme antijuif : « Il ne faut pas confondre  juif et Israélien, sinon toute notre cause ne sera plus crédible ; la meilleure façon de combattre Israël, c’est de le faire intelligemment, et d’être convaincant auprès du reste du monde. » Autre surprise : le pavillon qui arbore l’image gigantesque du président iranien et de Hassan Nasrallah. La plupart des visiteurs qui le fréquentent déclarent admirer les deux hommes pour leur résistance contre Israël et Bush, mais avouent qu’ils n’en savent pas plus. 

Une censure larvée

Loin de cette ambiance, un autre monde, celui de Dar al-Shourouq, une des plus prestigieuses maisons d’édition égyptiennes, présidée par Ibrahim al-Mouallem. L’éditeur dit avoir été sollicité cette année par plusieurs maisons d’édition étrangères intéressées par l’achat de licences et annonce des ventes supérieures à celles de l’année précédente. Ses cinq best-sellers sont : Awlad haretna de Naguib Mahfouz, Chicago de Alaa al-Aswani, Taxi  de Khaled al-Khamisi, Asr el-Eelm du lauréat du prix Nobel Ahmad Zewail, et encore Naguib Mahfouz  avec Al-Mahatta al-akhira de Mohammad Salamwy.

Le problème majeur de la vie culturelle dans le monde arabe reste évidemment la censure, et l’Égypte continue d’en subir les conséquences. Certes, aucune forme de censure officielle n’était concrètement palpable, cette année, au Salon du Caire, mais des livres – comme la traduction en arabe de  L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera ou celle de  Zorba le Grec de Nikos Kazantzakis – ont bel et bien été interdits à la suite de pressions. Nawal al-Saadawi, célèbre auteure féministe, s’est même insurgée contre les autorités égyptiennes qui auraient « demandé » à la maison d’édition Madbouli de retirer son livre.

On le voit : l’image que nous offre le Salon du livre du Caire ne fait guère fantasmer. Mais cette manifestation est, qu’on le veuille ou pas, un miroir de la société égyptienne. Une société où la religion occupe une place de plus en plus importante, mais qui, néanmoins, garde un esprit festif ; une société qui prend tout son temps, sans  vraiment être libre. Qui sait ? Si le Salon du livre du Caire se modernisait en se débarrassant de son caractère folklorique, rencontrerait-il encore le même succès populaire ? Attirer les gens vers la lecture en les divertissant est une stratégie bien connue. Mais toute stratégie a ses limites. 


 
 
Le problème majeur de la vie culturelle dans le monde arabe reste évidemment la censure
 
2020-04 / NUMÉRO 166