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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
À Stockholm avec Pamuk
L’Orient Littéraire était présent en décembre à Stockholm avec l’écrivain turc Orhan Pamuk à l’occasion des cérémonies et du discours qui, traditionnellement, accompagnent la remise du prix Nobel de littérature. Impressions et confidences en marge d’un événement pas comme les autres.

Par Clémence BOULOUQUE
2007 - 01


L’enfance et la littérature n’en finissent pas d’affleurer l’une l’autre. C’est ce qu’a prouvé Orhan Pamuk à Stockholm, dans ses mots et dans ses gestes, au cours d’une semaine suédoise peu ordinaire. Il fallait le voir, ce lauréat du prix Nobel de littérature de 54 ans, heureux comme un enfant. Au cours du bref et traditionnel discours du banquet, en clôture de la semaine de célébrations officielles, ce dimanche 10 décembre 2006 au soir, dans l’impressionnant Hôtel de ville Art déco de Stockholm, le romancier turc a laissé libre cours à sa joie. La suprême distinction, annoncée le 12 octobre dernier, clôt une année entamée par un méchant procès, à Istanbul en février, où, à la sortie du tribunal, insultes et œufs avaient plu sur lui. Parce qu’il avait parlé du tabou autour du génocide arménien dans un journal suisse, Orhan Pamuk avait été poursuivi pour insulte à l’identité turque, violation de l’article 301 du code pénal – des charges abandonnées sur un vice de forme, et surtout, face à l’indignation du monde et de l’Union européenne. Car, si l’homme aime être solitaire, se retrancher dix heures par jour dans son bureau qui domine le Bosphore pour écrire, il n’hésite pas à s’avancer sur le devant de la scène et à prendre des positions tranchées, comme il l’avait déjà eu lors de la fatwa sur Salman Rushdie, étant le premier intellectuel turc à la dénoncer.

Depuis son premier roman, Cerdet bey et son fils, il arpente ainsi les identités minuscules et complexes, se retourne vers le passé ottoman ou turc pour en démêler les écheveaux et y trouver les échos contemporains : lui qui a longtemps voulu être peintre sait que, dans l’art de la miniature, les détails renvoient à un macrocosme. De son propre aveu, Neige (Gallimard, 2005, prix Medicis), son dernier roman, était son premier livre ouvertement politique – avant de signer avec Istanbul (à paraître chez Gallimard en avril), une lettre d’amour et de mélancolie à sa ville natale, une autobiographie sur fond de Bosphore. Un livre salué par l’académie Nobel qui lui a décerné le prix par ces mots : « Orhan Pamuk, dans la quête de l’âme mélancolique de sa ville natale, a découvert de nouveaux symboles pour le heurt et l’entrelacement des cultures. » Pourtant, à Stockholm, il n’était pas question de choc des cultures, à peine de politique, ou du moins pas sur un mode polémique. Le lauréat a honoré de sa présence la réception à l’ambassade et a été courtois avec tous ses compatriotes. Le lendemain de son arrivée dans la capitale suédoise, qui vit quelques jours par an au rythme du Nobel, la conférence de presse lui a permis d’éluder les questions à caractère très peu littéraire ; et lorsque le correspondant italien lui demande ce qu’il pense de la récente visite du pape, Orhan Pamuk répond par un sourire : « Je suis très honoré que vous me preniez pour un diplomate, mais je ne peux pas répondre à ces questions. » Interrogé sur son statut de passeur entre des rives de la Turquie et de l’Europe qui se boudent, il parle simplement de sa tristesse face à ce désamour croissant. Ce dialogue par lequel il a pourtant trouvé sa raison d’être à partir du Livre noir et qui lui avait valu la remarque prémonitoire, mais assassine d’un critique anglais : « Les Français le comprendront, les Suédois lui donneront le prix Nobel. » Tous les soirs, pour prolonger plus lentement des journées minutées et happées par les médias, comme un rituel bien à lui parmi tant de codes séculaires, le romancier prend un verre au bar du Grand Hôtel de Stockholm, où sont accueillis tous les lauréats, et retrouve ses proches ou éditeurs, turcs, américains, italiens ou français. Et sort son appareil photo pour immortaliser lui-même ces moments à lui. « C’est comme prendre des notes », dit-il. Heureux, mais pas oublieux, il indique, mezzo voce, lesquels des journalistes turcs, venus en masse, l’ont soutenu dans les moments critiques.

Celui à qui ses ennemis, nationalistes turcs ou extrémistes religieux, reprochent souvent son occidentalisme et son parcours de nanti a prononcé, le jeudi 6 décembre, un de ces moments de grâce, un discours remarquable, dans lequel l’émotion donnait à réfléchir et où ses compatriotes ont saisi combien le romancier n’était pas un traître à son sol natal. Avec le texte, intitulé « La valise de mon papa », il a fait claquer une demi-heure des mots qui résonneront en chaque orphelin, en chaque nation se sentant hors de la course du monde : « Quant à ma place dans l’univers, mon sentiment était que de toute façon, j’étais à l’écart et bien loin du centre, que ce soit dans la vie ou dans la littérature. Au centre du monde existait une vie plus riche et plus puissante que celle que nous vivions, et moi j’en étais exclu, à l’instar de tous mes compatriotes. Aujourd’hui, je pense que je partageais ce sentiment avec presque la totalité du monde. De la même façon, il y avait une littérature mondiale, dont le centre se trouvait très loin de moi. Mais ce à quoi je pensais était non pas la littérature mondiale, mais la littérature occidentale. Et nous les Turcs, nous en étions bien sûr exclus aussi. » Parvenir à dépasser ce sentiment d’être à l’écart, écrire ce que les autres n’ont pas su faire, écrire pour eux, telle est la leçon d’Orhan Pamuk et de la littérature : « Il me paraissait aussi qu’à cette époque, les livres nous servaient à nous défaire du sentiment d’infériorité culturelle. »

Et c’est ainsi que, nationales ou familiales, il tisse des filiations, enfin apaisées, et peut les revendiquer comme des hommages. Au premier rang duquel figure celui à son père, poète raté, dilettante, qui lui avait promis qu’il aurait le prix Nobel après avoir lu son premier livre. Il est décédé en décembre 2002. Quatre ans plus tard, le fils lui dédiait son prix. En une lettre au père étrangement symétrique et proche de celle de Kafka, il évoquait cette valise de manuscrits dont son père lui avait fait présent peu avant sa disparition : des textes écrits et jamais publiés, des textes que le fils a mis longtemps à ouvrir – métaphore de toutes les richesses, d’un héritage scellé par la peur d’y trouver trop ou trop peu. Et qui nous parle des chemins parcourus ou à parcourir pour accepter nos vacillantes identités.

 
 
D.R.
 
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