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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête

Quoique menaçant dans son avancée même, le désert n’en demeure pas moins fascinant. Pourquoi séduit-il tellement aventuriers, mystiques, scientifiques et poètes?? L’ouvrage colossal que vient de publier Bruno Doucey nous propose un florilège d’études et d’extraits édifiants consacrés à ces terres arides et mystérieuses à la fois.

Par Farès Sassine
2006 - 10



A l’heure où la désertification progresse et où le manque d’eau menace et en cette année 2006 déclarée par l’Unesco Année des déserts et de la désertification, faut-il conjurer les aires nues ou au contraire les exalter?? À cette question, la réponse du maître d’œuvre de l’ouvrage qui a projeté «?un livre capable de poser les problèmes dans leur globalité sans céder aux mirages d’une fascination...?» ne manque pas d’ambiguïté. Placée sous le signe de la connaissance, sa démarche se veut à la fois scientifique et littéraire, encyclopédique et nomade, produisant des études savantes et inédites sur les espaces arides et rassemblant un florilège impressionnant quant à l’identité des auteurs, la diversité des thèmes et la saveur des textes.

En vue d’une synthèse pluridisciplinaire, Bruno Doucey, écrivain et directeur éditorial des Éditions Seghers, a réuni sous sa conduite des spécialistes reconnus, géographes, météorologues, géologues, biologistes, ethnologues, historiens, mais aussi des théologiens, des poètes et des écrivains pour composer Le livre des déserts, un ouvrage de près de mille deux cents pages comprenant de nombreuses cartes, des croquis et quelques photos.

Le livre est conçu en cinq parties. La première, rédigée par le géographe Alain Morel, introduit aux régions désertiques, les localise à la surface de la planète, décrit leurs régimes quant à la température, l’action du vent et de l’eau, le façonnement des reliefs, la présence de nappes phréatiques... Une typologie des déserts («?un milieu hostile à une vie qui s’amenuise ou disparaît?» selon l’expression de Théodore Monod) en ressort qui relativise notre conception habituelle cantonnée au Sahara, à la péninsule arabique et autres ergs et regs du tropique du Cancer?: il est des déserts littoraux, de sable, continentaux, de haute altitude, de milieux polaires. C’est à peine si les grands fonds marins, bien en deçà de la surface ensoleillée des océans, ne sont pas évoqués.

La deuxième partie traite des grands règnes de la nature en milieu désertique?: le règne minéral (A. Morel), la flore (A-C. Benchelah et M. Maka) et la faune (C. Boudier). Nous avons droit ici à la fascinante description des stratégies d’adaptation que mettent en place animaux et végétaux pour survivre dans ces milieux à dominante minérale?: la plante qui se désaltère en captant la rosée du matin?; les graines qui attendent des dizaines d’années en terre une averse qui tombe?; la vipère qui prend la couleur et l’aspect du support pour surprendre sa proie?; l’antilope qui se procure de l’eau en broutant sans avoir besoin de s’abreuver?; le poisson pulmoné capable de survivre à l’assèchement total des points d’eau...

Dans la troisième partie, la présence de l’homme dans les milieux arides se place au centre de la recherche. Essentiellement traitée par un passionné du monde touareg, Edmond Bernus, elle s’ouvre sur l’évocation d’un Sahara lacustre et verdoyant dans lequel ont vécu des hommes préhistoriques et duquel bien des traces restent, celles de plantes, d’animaux, d’armes, de puits, de cités et de nécropoles, d’inscriptions et de peintures rupestres?: «?le désert est un musée, un palimpseste où sont inscrites en surface les activités successives des hommes?». Suivent deux chapitres, l’un sur l’homme dans sa tentative d’apprivoiser le désert et d’utiliser ses ressources (l’eau, le sel, la végétation...) et l’autre sur la civilisation du désert?: la vie pastorale, l’habitat, les arts (les musiques touarègues ont droit à un exposé indépendant dû à F. Borel). Cette partie se clôt sur un des plus grands défis contemporains?: la désertification. Sait-on que dès à présent un homme sur trois vit sur des terres arides??
La quatrième partie opère un glissement subreptice et traite du désert comme pôle d’attraction des Occidentaux, explorateurs et conquérants, écrivains, peintres, penseurs, chercheurs, hommes et femmes «?entre sagesse et folie?». Le désert n’est plus une réalité, mais un mythe, ou plutôt une réalité transfigurée par les mythes et vécue ou recréée comme telle. Sept portraits dominent cette partie très fournie et principalement due à Ch. de Montigny, G. Conan A. de Meaux et B. Doucey parmi lesquels Isabelle Eberhardt, T.E. Lawrence, W. Thesiger, Bowles et Le Clézio.

«?Le Désert des mystiques?» est le point d’orgue et la ligne de fuite du livre. Ici viennent se rejoindre les sources et les aboutissements, la naissance des religions et les tentatives pour les épurer, les élans vers les terres de soif (le monachisme, Charles de Foucauld...) et les mouvements pour le salut universel. Le désert ouvre à l’ascèse, l’infini, la transcendance. Aussi le trouve-t-on, depuis Akhenaton, à la source de tous les monothéismes et aujourd’hui encore dans le cœur permanent du judaïsme, du christianisme et de l’islam. Après des exposés sur les deux premiers de la plume de X. de Chalendar, J-L. Maxence et M. Gansel, Salah Stétié achève l’ouvrage par un magistral «?l’Islam en ses déserts?» où l’itinéraire du nu à l’Un emprunte des chemins linguistiques, historiques, poétiques, mystiques, sans ignorer d’exquises digressions et de nécessaires contrepoints.

Une «?anthologie pour une lecture nomade?» sert de leitmotiv à l’ouvrage et vient se glisser dans chacun de ses méandres. Deux cent cinquante pages empruntées à toutes les littératures du monde et regroupant anciens et modernes, auteurs connus et moins connus, textes célèbres et moins célèbres font de l’approche du désert une entreprise humaine toujours recommencée, par-delà les générations, les langues, les domaines cloisonnés, les discours univoques. Cette partie sans doute infime d’un immense ensemble montre que la nullité d’un lieu est inversement proportionnelle aux forces et facultés de l’homme qu’elle libère.

Reste que le lecteur arabe qui ne retrouve même pas ses Venises (Palmyre, Pétra...) se sent «?dépossédé?» par ce livre d’un désert qu’il croyait lui appartenir seul, qui tient une si grande place dans sa culture. L’affirmation de Stétié selon laquelle l’Arabie est «?la quintessence du désert?» (p. 1083) ne compense pas totalement la perte. La consolation vient peut-être de la place éminente tenue par les Arabes dans l’anthologie nomade, du poète préislamique Tarafa au romancier Ibrahim al-Koni en passant par Ibn Hawqal, Idrisi, Ibn Arabi et de nombreux autres. La part des Arabes à la culture universelle n’est pas, pour une fois, ignorée. Mais une lacune demeure, et de taille?: Ibn Khaldoun, le penseur qui a donné ses lettres de noblesse théoriques au nomadisme et qui a intégré les badou dans le cycle général de l’Histoire. Cette absence signale une faille plus générale, celle de peuples du désert (Cananéens, Araméens, Arabes...) délaissant l’aridité de leur sol pour fonder de nouvelles civilisations sur des terres plus clémentes. Entre «?l’éternité?» naturelle, les petits groupes et les grands créateurs, ce pan culturel fait faille.

 
 
Le désert n’est plus une réalité, mais un mythe, ou plutôt une réalité transfigurée par les mythes et vécue ou recréée comme telle
 
2020-04 / NUMÉRO 166