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La fiction biographique phagocyte la rentrée
Plus de 600 nouveaux romans sont attendus cet automne dans le cadre de ce qu’on appelle « la Rentrée littéraire ». Une tendance nette s’y dessine : la mise en scène de personnages réels. Est-ce une évolution positive du roman ou une défaite de l’imagination ?

Par Alexandre Najjar
2014 - 09
La mode, en cette rentrée littéraire 2014, est au « biopic », le récit documentaire consacré à un personnage réel qu’on découvre à travers le prisme de l’auteur. Pour combler les vides ou par fantaisie, celui-ci peut se permettre de donner libre cours à son imagination sans se soucier de l’exactitude historique. Certes, cette tendance n’est pas nouvelle (on pense à l’excellent Courir de Jean Echenoz qui mettait en scène le coureur Zatopek), mais jamais auparavant on n’avait vu rentrée littéraire aussi riche en romans de ce type. Est-ce une défaite de l’imagination ? Est-ce la fin de l’autofiction (symbolisée par Christine Angot), l’itinéraire personnel des auteurs, saupoudré de détails scabreux et provocateurs à souhait, ayant fini par lasser le lecteur ? Pourquoi ne pas revenir à la fiction pure, et pourquoi ce besoin de prendre un personnage vrai pour miroir ? Est-ce à dire que le roman est mort ? Au vu des principaux opus de cette rentrée littéraire 2014, ces questions s’imposent.

Les célébrités, personnages de roman
 
Ainsi, le plus médiatique des auteurs français, Frédéric Beigbeder, raconte dans Ooana & Salinger (Grasset) l’histoire d’amour impossible entre J.D. Salinger, l’auteur célèbre de L’attrape-cœurs, et Oona, la fille d’Eugène O’Neill, Prix Nobel de littérature, qui fut par la suite (en 1943) la femme de Charlie Chaplin alors que Salinger est appelé sous les drapeaux… Mais Beigbeder n’est pas en reste : dans Pas pleurer (Seuil), Lydie Salvayre imagine Bernanos dialoguant fictivement avec la mère de la narratrice sur la guerre d’Espagne ; Eliette Abécassis imagine Freud à l’orée du nazisme (Un secret du docteur Freud, chez Flammarion) ; Dominique Bona narre les amours de Paul Valéry avec l’éditrice et avocate Jeanne Voilier (Je suis fou de toi, chez Grasset) ; Nelly Kaprièlan évoque Greta Garbo (Le manteau de Greta Garbo chez Grasset) ; Caroline de Mulder revisite la mort du King (Bye bye Elvis chez Actes Sud), alors que Franck Maubert met en scène son ami peintre Malaval (Visible la nuit chez Fayard) qui rencontra Aragon, Dali et les Stones. Dans Le collectionneur des lagunes (Pierre-Guillaume de Roux), Jean-Maurice de Montremy raconte les derniers jours de Tchaïkovski à Venise, tandis que David Foenkinos évoque dans Charlotte l’histoire vraie de Charlotte Salomon, une juive de 26 ans tuée à Auschwitz, et que Philippe Bordas fait du footballeur Zineddine Zidane le héros de son Chant furieux (Gallimard). Même Patrick Deville cède à la mode, puisque son Viva (Seuil) se lance sur les traces de l’écrivain Malcolm Lowry et de Trotski, deux chercheurs d’absolu qui ont fini au Mexique… Dans un registre plus historique : Le roi disait que j’étais diable de Clara Dupont-Monod (Grasset), qui décrit l’union de la sulfureuse Aliénor d’Aquitaine avec le pieux Louis VII. Quant à Christophe Donner, il se penche avec brio, dans un roman étrangement intitulé Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive (Grasset), sur la trajectoire du producteur de cinéma Jean-Pierre Rassam, interrompue par son suicide. À la lisière de cette tendance : Le Royaume (POL) d’Emmanuel Carrère, un roman admirable qui nous offre une méditation sur la foi à travers les premiers chrétiens et les figures de Luc l’évangéliste et de saint Paul.

En récompensant un de ces titres, les jurés du prix Goncourt reconnaîtraient la dimension littéraire de ce genre baptisé « exofiction » par certains, « non fiction novel » par d’autres. Voudront-ils en prendre acte ou préfèreront-ils tourner le dos à la mode ? 

Amour, amitié et bestialité
 
Mais tous les romans de la rentrée ne sont pas, Dieu merci, à mettre dans le même panier. Dans un registre plus « fictionnel », Éric Reinhardt signe avec L’amour et les forêts, l’histoire d’un couple confronté aux doutes et à la trahison. Thierry Beinstigel imagine dans Faux nègres (Fayard) l’immersion d’un journaliste (qui a travaillé comme guide en Syrie et au Yémen) dans un village de province afin de comprendre pourquoi les habitants de la localité ont voté pour le Front national, tandis que Laurent Mauvignier (Autour du monde, Minuit) raconte les destins de personnages confrontés à des événements tragiques qui les dépassent. Quant à Olivier Adam, il signe avec Peine perdue (Flammarion) un roman foisonnant et polyphonique où vingt-deux personnages plus ou moins désemparés se racontent – technique qui n’est pas sans rappeler Jésus fils de l’homme de notre Gibran national. Et Amélie Nothomb ? Fidèle à la rentrée littéraire, elle signe avec Pétronille (Albin Michel) un roman plaisant qui raconte l’histoire d’amitié entre une romancière et une étudiante, devenue écrivaine à son tour, ponctuée de crises et de sketchs irrésistibles de drôlerie… C’est ce même thème qu’on retrouve dans Une éducation catholique de Catherine Cusset (Gallimard) où la narratrice, Marie, très pieuse et pétrie de contradictions, se lie d’amitié avec Ximena, qui devient pour elle « un nouveau Dieu »… Enfin, Joy Sorman signe le roman le plus original de la rentrée : La peau de l’ours (Gallimard) qui imagine le calvaire d’un enfant-ours exploité par les hommes : une fable crue et cruelle qui ne laisse pas indifférent. 

Que restera-t-il de tous ces titres ? Quels sont les livres qui auront les faveurs des Prix littéraires de l’automne ? Difficile à dire ! L’essentiel est qu’il y a, dans ce flux d’ouvrages aux qualités inégales, de très bons romans capables de nous procurer beaucoup de plaisir. Alors pourquoi s’en priver ?


 
 
D.R.
Pourquoi ne pas revenir à la fiction pure, et pourquoi ce besoin de prendre un personnage vrai pour miroir ?
 
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