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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Saïd Akl : immense et immortel
À la fois écrivain, dramaturge, orateur et linguiste, Saïd Akl, décédé le 27 novembre à l’âge de 103 ans, a su rester fidèle à ses convictions, viscéralement attaché à son pays natal et à la Phénicie de ses ancêtres. Pour les Libanais, Saïd Akl était plus qu’un poète : un mythe.

Par Alexandre Najjar
2014 - 12
Inégalable, Saïd Akl l’est sans doute. Avec ses cheveux ébouriffés, ses yeux bleus, ses sourcils touffus, sa voix grave et sa cravate rouge, l’homme a fait couler beaucoup d’encre. Certains lui reprochaient son chauvinisme phénicien, sa tendance à considérer le Liban comme le nombril du monde ou certaines prises de position politiques ; d’autres ne prenaient pas au sérieux les théories hardies qu’il avançait parfois – comme lorsqu’il réclamait la restauration de la monarchie en France ou qu’il préconisait la création d’un Dictionnaire du Ciel qui ne comprendrait que « les mots positifs » – par opposition aux mots néfastes. Mais tous s’accordent à le considérer comme le plus éminent poète du monde arabe et à saluer son écriture puissante et imagée.

Un poète surdoué
 
Poète « immense » (il aimait cet adjectif utilisé par un critique à son égard), Saïd Akl est repéré très tôt et encouragé par ses aînés, à savoir Fouad Ephrem el-Boustani, Boulos Salamé et Salah Labaki. Il quitte alors Zahlé, la ville où il a vu le jour en 1912, pour « descendre » à Beyrouth. Il se met à enseigner à l’École supérieure des lettres (il y donne un cours de… « créativité » !), puis à l’Université libanaise (son cours s’intitule : « Qu’est-ce que la littérature ? »), et publie son premier livre, Bent Yaffah (La fille de Jephté), qui obtient un prix littéraire important. Mais c’est avec Al-Majdaliya (La Magdaléenne), poème buco-épique publié à l’âge de 25 ans, qu’il s’impose vraiment sur la scène littéraire locale : « Le souffle du poète, son imagination extraordinaire et l’aisance innée avec laquelle il inventait les images les plus fascinantes, les plus évocatrices, avaient alors une puissance mystérieuse (…) et participaient au prodige », écrira Maurice Sacre dans L’Orient à propos de ce recueil. Conscient comme Charles Corm de l’importance du legs phénicien au monde, il compose en 1944 une tragédie en vers intitulée Cadmus. Cette œuvre est accueillie avec enthousiasme, par les critiques. Dans Sawt el-Ahrar, Ruchdi Maalouf la compare à l’Illiade et salue l’art du poète, proche de la perfection. Mais elle agace ceux qui défendent le visage arabe du Liban et rejettent ce retour aux sources phéniciennes. En 1950, paraît Rindala, bientôt suivi de Plus belle que toi ? Non, Le Liban s’il parlait, recueil de 37 contes à la gloire du Liban, Les cloches de jasmin, Le livre des roses, hymne à la femme et à l’amour, Doulza et Poèmes pour son cahier, qui placent Saïd Akl au premier rang des poètes de sa génération et ouvrent la voie à la poésie arabe moderne et au mouvement poétique qui gravitera autour de la revue Chiʻr. 

L’inventeur de la langue libanaise
 
Considérant la langue arabe comme une « langue morte », Saïd Akl prend la décision d’écrire en « libanais » en adoptant un alphabet latin revisité par ses soins : « Chez moi, toutes les lettres se prononcent comme on les lit, explique-t-il. Mon alphabet est l’alphabet latin habillé de deux qualités : la logique et l’élégance. » Il lance bientôt un journal et publie des recueils de poèmes et des drames en vers, comme Yara, Missa Solemnis ou Achtarim, drame de 3 500 vers, entièrement composés dans cette langue dont on mesure aujourd’hui l’importance : dans leurs messages et textos, la plupart des jeunes utilisent désormais l’alphabet libanais « romanisé » au lieu de la langue arabe, prouvant ainsi que le projet du poète n’avait rien de farfelu ! Omniprésent dans la presse (Al-Makchouf, Lissan al-Hal, as-Sayyad, as-Safir, etc.) à la radio et à la télévision, créateur d’un prix littéraire portant son nom qui a révélé ou couronné des dizaines de talents libanais ou étrangers, Saïd Akl a également publié deux recueils en français (L’or est poèmes et Sagesse de Phénicie), prouvant ainsi son attachement à la langue de Paul Valéry qu’il a toujours considéré comme son maître. Affranchi de toutes les normes, il y jongle avec les mots, multipliant enjambements, ellipses ou inversions, et y déconstruit librement ses strophes…

Chantre de Dieu, de l’amour et du Liban

Dans son œuvre, Saïd Akl nous parle admirablement de Dieu (« Le poème est le voyage d’une âme enténébrée vers l’éblouissement des sphères astrales où Dieu seul est la fin », affirmait cet admirateur de Teilhard de Chardin), de la beauté (celle qui, selon Dostoïevski, « sauvera la monde »), de l’amour de la femme et de sa terre natale – indissociable de Dieu et de la beauté. Berceau d’esprits brillants comme Cadmus, le père de l’alphabet, Euclide, Mokhos, qui proclama la divisibilité de l’atome, Ulpien ou Zénon, le père du stoïcisme, la Phénicie exacerbe sa fierté de poète libanais : « Il est, dans notre orgueil, toute une Phénicie », affirmait-il en français.

Dans un essai biographique, intitulé Saïd Akl, un grand poète libanais (Nouvelles éditions latines, 1970), Jean Durtal a bien résumé le personnage et sa pensée : « En lui, le théologien du libanisme, le philosophe du Temps, de l’instant et de l’Éternité, le réformateur de la langue, le combattant politique, l’architecte de l’âme de sa nation sont inséparables (…) Saïd Akl est un pur poète qui a su, par ses œuvres et leur sereine beauté comme par son action en faveur de l’amour et de la paix, être le révolutionnaire bienfaisant qui devance le temps qui court. » Outre cet ouvrage, il existe peu de livres sur Saïd Akl et rares sont les traductions de son œuvre, sans doute parce que sa poésie, pure comme le cristal, ne saurait être altérée sans se briser. Parmi les dernières parutions à son propos, l’ouvrage d’Henri Zoghaib, paru en arabe aux éditions Dergham (Saïd Akl in haka) et en français (Saïd Akl) aux éditions L’Orient des livres, fruit de cinquante heures d’entretiens. Sans être exhaustif (il n’évoque pas, par exemple, les engagements politiques du personnage), il nous démontre à quel point Saïd Akl était original : « original » (au sens étymologique du terme : « qui existe dès l’origine ») en raison de son attachement aux origines du pays du Cèdre et à ses racines, aussi bien mythologiques que phéniciennes ; « original » également de par ses idées surprenantes, anticonformistes, et son style inimitable, nourri de métaphores et de symboles… 

La femme remarquable qui a si bien veillé sur le poète m’a raconté qu’il a réclamé, peu avant sa mort, un crayon et un papier, alors qu’il était déjà très malade et alité. D’une main tremblante, il a alors griffonné un seul vers en… français. Preuve étonnante de la ténacité du personnage et de sa fidélité à la langue de Molière qui, pendant sa jeunesse, a étanché sa soif de connaissance et lui a ouvert les yeux sur le monde… Poète authentique, Saïd Akl l’aura été jusqu’à son dernier souffle !


 
 
© Varoujan
 
2020-04 / NUMÉRO 166