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Milton Hatoum, le Flaubert brésilien
Invité au récent Salon du Livre de Paris, Milton Hatoum est l’un des plus importants écrivains du Brésil d’aujourd’hui. Récemment honoré par le Liban, terre d’origine de sa famille, qui occupe une place majeure dans son cœur et dans son œuvre, il a bien voulu s’entretenir avec L’Orient Littéraire, en toute modestie, humour et sincérité. 

Par Jean-Claude Perrier
2015 - 04
Le Ministère libanais de la Culture vous a rendu hommage dans le cadre du Salon du livre de Paris. Que vous inspire cette distinction ?

Naturellement, j’en suis très honoré et très ému. Je dédie ma médaille à la mémoire de tous les émigrés qui ont fait le Brésil. Notamment les 10 millions environ de Libanais et de Syriens qui y vivent actuellement. J’aurais bien aimé que mon grand-père et mon père voient cela. Quant à mes enfants, ils se sont réjouis avec moi, même s’ils n’ont pas très bien compris toute cette histoire. Ils n’ont pas connu leur grand-père libanais, Hassan.

Quand et pour quelles raisons votre père s’est-il installé en Amazonie ?

À l’origine, c’est mon grand-père, qui, en 1904, était parti du Liban pour l’État d’Acre, en Amazonie, une terre disputée entre la Bolivie et le Brésil, pour travailler dans le caoutchouc, l’or noir de l’époque. Puis il était rentré à Beyrouth, où est né mon père. Ma famille paternelle est chiite, originaire de Bourj el-Brajneh. Mon père, fonc­tionnaire au ministère de la Justice, s’était rendu au Brésil pour voir où mon grand-père avait vécu. À Manaus, en 1946-1947, il a connu ma mère, Libanaise maronite originaire de Batroun. Et il est resté au Brésil. Sans se convertir, il a accepté de se marier à l’église Notre-Dame de Remedios, pour avoir la paix avec sa belle-famille. Notamment Émilie Hawat, ma grand-mère, qui était très catholique et parlait français. C’est elle qui a voulu que j’apprenne le français. Vous voyez, je suis un pur produit du métissage brésilien !

Comment vivez-vous ce métissage qui semble être l’une des sources d’inspiration des écrivains brésiliens ?

Quelles que soient nos origines, elles se sont diluées. Les mariages mixtes sont extrêmement nombreux. Enfant, je ne comprenais pas ces histoires d’origines. Je suis catholique, comme ma mère et ma grand-mère. Chez nous, c’étaient un peu les femmes qui « portaient la culotte ». Ma mère ne parlait pas l’arabe, donc moi non plus. C’est l’une de mes plus grandes frustrations. De mes racines arabes, j’ai hérité le goût de la musique, de la cuisine, de la poésie, du Coran. Mon père priait dans sa solitude. Je ne l’ai jamais vu prier. Mais pendant un demi-siècle, à Manaus, il a accompagné ma mère chaque dimanche à la messe. Il restait à l’attendre dans sa voiture, en écoutant dans son autoradio des versets du Coran enregistrés sur des cassettes !

Le fait de ne pas connaître l’arabe ne vous a pas empêché de préfacer le poète Adonis !

Si je connaissais l’arabe, j’aurais pu le lire dans le texte, non en français, anglais ou portugais. J’étais fasciné quand mon père, parfaitement bilingue, écrivait en arabe. C’est Adonis qui a souhaité que je préface une anthologie de ses poèmes publiée au Brésil en 2012, dans une traduction de l’arabe par Michel Sleiman, poète lui-même. 

Il existe au Brésil une très importante communauté arabe, dont plusieurs millions de Libanais. Quels rapports entretenez-vous avec eux ?

À partir de la fin du XIXe siècle, le Brésil a accueilli, par vagues successives, des millions d’immigrés arabes : Libanais, Syriens, puis Palestiniens. Partout, et surtout à São Paolo où nous sommes environ un million. Il existe des clubs de Libanais, des hôpitaux, des églises, des cimetières… Un fait intéressant : les plus grands gram­mai­riens et lexicographes brésiliens sont des Libanais d’origine, comme Antonio Houaiss. Il y a aussi le grand Radouane Nassar, l’auteur de La maison de la mémoire, qui s’est hélas complètement retiré de la vie littéraire depuis les années 1970.

Quelle place occupe le Liban dans votre inspiration, dans votre œuvre ?

Le Liban, pour moi, sera toujours associé à mon père, à la culture, à la langue. Le « petit Liban » de Manaus, où je vivais, a été important pour ma formation d’écrivain. Immigrer, c’est toujours perdre quelque chose, en particulier sa langue. Je suis allé pour la première fois au Liban en 1992, à la fin de la guerre civile, avec mon père. J’avais quarante ans. J’avais obtenu une bourse de résidence à la Maison des écrivains de Saint-Nazaire. Mon père m’avait donc proposé de me rejoindre à Paris, et qu’on aille à Beyrouth ensemble. C’était déjà un homme âgé, qui a retrouvé sa famille, des gens âgés aussi qu’il n’avait pas revus depuis 1955. C’était à la fois émouvant et un peu compliqué. Tout le monde me demandait : « Pourquoi tu ne parles pas l’arabe ? » Avec les plus âgés, on parlait français. Avec les plus jeunes, anglais. C’était très impressionnant : Beyrouth était en ruines alors que nous, au Brésil, n’avons pas connu la guerre. Ensuite, je suis retourné à Beyrouth, il y a quelques années, pour un colloque. Tout était re­construit. J’ai été frappé par la présence de la culture et de la langue françaises. Le Liban est sans doute le pays arabe le plus ouvert à l’Occident. Je connais de nombreux Français qui y ont vécu et qui en éprouvent une profonde nostalgie…

Votre roman le plus « libanais », c’est Deux frères (Le Seuil, 2003, qui vient de reparaître dans la collection « Babel » chez Actes Sud), qui a été traduit en arabe.

Oui, c’est l’histoire des jumeaux Yaqub et Omar, des Libanais de Manaus qui se détestent et dont le premier est envoyé seul au Liban, dans une quête des origines qui durera cinq ans et à cause de laquelle le fossé avec son frère se creusera encore plus.

Vous aussi, vous avez beaucoup bougé au cours de votre vie. Vous avez même vécu à Paris, et cette expérience a nourri la nouvelle « Les hivers de Barbara », extraite de votre recueil A cidade ilhada (Une ville insulaire) inédit en français, qui figure dans l’Anthologie brésilienne, Brésil 25, Nouvelles 2000-2015, qui vient de paraître aux éditions Métailié, juste pour le Salon.

En effet, j’ai habité Paris de 1981 à 1983. Dans des quartiers alors populaires, le Marais, le marché d’Aligre, l’avenue du Général Leclerc. C’est là que vivent Barbara et son mari, des Brésiliens en exil pour des raisons politiques, elle brûlant du désir de rentrer au pays. Une sombre histoire de vengeance féminine, qui m’a été inspirée par la chanson Derrière la porte de Chico Buarque. J’ai aussi habité Madrid, Barcelone, j’ai été visiting professor à Berkeley, Californie, un job auquel j’ai renoncé pour écrire Deux frères. Maintenant, depuis seize ans, je vis à São Paolo, modestement mais de ma plume, justement grâce à ce livre dont on a tiré une série de dix épisodes pour la plus grande chaîne brésilienne, TV Globo, une superproduction réalisée par Luis Fernando Carvalho qui a déjà tourné l’adaptation de La maison de la mémoire de Redouane Nassar. Le feuilleton devrait être diffusé début 2016…

Votre dernier roman paru s’intitule Orphelins de l’Eldorado, sorti au Brésil en 2008 et en France (chez Actes Sud) il y a déjà cinq ans.

Oui. Je suis très lent pour écrire, mais, comme disait Barthes : « Il n’y a pas de crise de la littérature, il y a trop de livres. » Alors pourquoi en rajouter encore ? (rires) Mais entre-temps, j’ai publié un recueil de nouvelles, un autre de chroniques, et je suis en train de terminer un roman en deux volumes. Un diptyque dont le second volet, O lugar mais sombrio, se déroule en France et est raconté par une Franco-Brésilienne. Le premier s’appellera Memorias do maleficio. Les thèmes (dont l’exil) et les personnages y sont récurrents. On y trouvera par exemple Marcel Schwob et Apol­linaire.

Mais ni Proust, ni Flaubert, votre idole, votre modèle ?

Proust, c’est presque plus important qu’Homère ! Quant à Flaubert, quel immense écrivain ! C’est le maître du détail. J’ai traduit ses Trois contes en portugais avec Samuel Titan, un ami marocain complètement fou, qui a passé six ans à traduire L’éducation sentimentale du même Flaubert. C’est Madame Liberalina, la femme du Consul de France à Manaus, qui, dans mon enfance, m’a appris le français et donné à lire Un cœur simple, le conte de Flaubert dont l’héroïne, Félicité, resurgit dans mon personnage de Dominguez dans Deux frères. Je suis flau­bertien dans l’âme !

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Au nom du ministre de la Culture, M. Rony Araiji, et en présence de Dr Khalil Karam, Ambassadeur du Liban à l’Unesco, M. Ghadi el-Khoury, Chargé d’affaires à l’Ambassade du Liban à Paris, a remis à Milton Hatoum, le samedi 21 mars au Salon du Livre de Paris, la Médaille du ministère de la Culture du Liban, ainsi qu’une médaille de la Monnaie de Paris représentant un cèdre du Liban. Dans son allocution, le ministre a salué en Milton Hatoum, outre son « immense talent », le fait « qu’il symbolise si bien la solidité des liens qui unissent le Liban au Brésil ainsi que la richesse de la diaspora libanaise, présente sur les cinq continents ». « Cette diaspora, dont nous sommes très fiers, a poursuivi le ministre, ressemble au fond à une multitude de torrents qui irriguent le Liban pour l’empêcher de s’assécher à l’heure où il se trouve ébranlé par une crise économique aiguë, par un afflux massif de réfugiés et par une conjoncture régionale désastreuse ».

Dans son discours de remerciement, l’écrivain, visiblement très ému, a tenu à dédier sa récompense à la mémoire de son père et de ses grands-parents, « qui, eux, étaient libanais ». Il a évoqué quelques-uns de ses souvenirs d’enfance, avec « ce croisement de cultures et d’origines crucial ». Et il s’est livré à un éloge des « écrivains, poètes et lecteurs », en tant que « migrants de l’imaginaire : eux aussi se nourrissent de l’imagination de l’autre, de la terre de l’autre, des rêves de l’autre, du paysage culturel et de la langue de l’autre ». Les propos d’un véritable humaniste.

 
 
© Milton Hatoum
« De mes racines arabes, j’ai hérité le goût de la musique, de la cuisine, de la poésie, du Coran. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Deux frères de Milton Hatoum, traduit du portugais (Brésil) par Cécile Tricoire, Actes Sud / Babel, 2015, 304 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166