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Ces Libanais qui publient en anglais
Depuis peu, la littérature libanaise assiste à un nouveau phénomène : des écrivains libanais publient en anglais et rencontrent un succès planétaire. Pourquoi choisissent-ils la langue anglaise alors que notre littérature a toujours été arabophone et francophone ? Enquête sur quatre golden boys convertis à l’anglais.

Par Alexandre NAJJAR
2009 - 02
Parfaitement intégrés dans leur terre d’accueil, les Libanais d’outre-mer s’illustrent souvent dans le domaine artistique : Salma Hayek au Mexique, Mika aux États-Unis, Shakira en Colombie, Gabriel Yared ou Abdel-Rahman el-Bacha en France, pour ne citer qu’eux. Dans le domaine littéraire, plusieurs écrivains libanais ou d’origine libanaise établis à l’étranger depuis une, deux ou trois générations ont rencontré le succès : Milton Hatoum au Brésil, Williams Sassine en Afrique, Wajdi Moawad au Canada, Amin Maalouf en France... Étonnamment, hormis Gibran Khalil Gibran, dont Le Prophète, publié en 1923 à New York chez Alfred Knopf, Amin Rihani, auteur du Livre de Khalid, ou le Libano-Australien David Malouf, on comptait jusque-là peu d’auteurs libanais anglophones au sein de la diaspora. Au Liban même, mis à part des mémoires, des essais politiques, des études universitaires et quelques romans isolés, les ouvrages rédigés dans la langue de Shakespeare étaient plutôt rares. Ethel Adnan (auteur de quatre recueils poétiques : Moonshots, Five senses for one death, From A to Z et Love poems), Mai Ghoussoub (auteur, entre autres, de Leaving Beirut, de Selected Writings et d’une pièce de théâtre intitulée Texterminators) ou Serge Momjian (auteur de Conflicting motives) faisaient figure d’Ovnis dans le paysage littéraire libanais, plus habitué aux auteurs d’expression arabe ou française. Mais les choses bougent : ces dernières années, quatre auteurs libanais, à savoir Raymond Khoury, Rabih Alameddine, Rawi Hage et Nassim Nicholas Taleb, ont publié en anglais des ouvrages qui ont rencontré un succès planétaire et figuré en tête des listes de best-sellers.

Un quatuor magique

Contrairement à un David Malouf, les quatre écrivains en question appartiennent à la première génération d’émigrés libanais. Pour poursuivre leurs études universitaires ou pour des raisons professionnelles, ils se sont installés à l’étranger sans jamais tourner le dos à leur pays natal. Tous les quatre n’ont pas suivi de formation littéraire et sont venus à l’écriture un peu par hasard : Nassim Taleb était trader, Raymond Khoury architecte et financier, Rawi Hage commissaire d’expositions et Rabih Alameddine ingénieur et peintre !

Le parcours de Raymond Khoury est une véritable « success story ». Né à Beyrouth en 1960 dans une famille anglophone, il quitte le Liban en 1983, après des études d’architecture. Il étudie la finance en France, puis s’installe à Londres où il se lance dans la rédaction de scénarios avant de se décider à écrire son premier roman à partir d’un texte qu’il destinait au cinéma. C’est ainsi que The Last Templar, ou Le dernier templier, voit le jour. Publié aux États-Unis chez Dutton, un département de Penguin group, ce roman « ésotérico-policier » s’est vendu à trois millions d’exemplaires, a figuré pendant douze semaines d’affilée sur la liste des best-sellers du New York Times et a été traduit dans une vingtaine de langues, dont le français (aux Presses de la Cité). Écrit dans la même veine, toujours en anglais, son second roman, intitulé The Sancturay (dans la version française : Eternalis), traite de la question de l’immortalité et prend pour décor Bagdad et Beyrouth. « L’idée du Liban me hante, avoue l’auteur en français, avec un léger accent british. J’y pense tous les jours. J’imagine souvent la vie que j’aurais pu avoir si j’étais resté là-bas entre le calme de la Méditerranée et l’horreur des guerres. »

Né à Beyrouth en 1964, Rawi Hage quitte le Liban à l’âge de 20 ans, à la même époque que Raymond Khoury, pour s’installer à Montréal. C’est au Canada qu’il décide d’écrire son premier roman, De Niro’s game (référence à la roulette russe dans le film The deer hunter) qui obtient le Prix des Libraires du Québec et le prestigieux prix Impac, et qui est désormais traduit dans plusieurs langues dont le français (éditions Denoël). Le roman raconte, dans un style coloré et sur un ton désinvolte qui reflète bien l’absurdité du conflit libanais, les tribulations de deux amis d’enfance, Bassam et Georges, pris au piège de la guerre. Ayant vécu plus de temps à l’étranger qu’au Liban, Rawi se définit comme « hybride » : à l’image de ses personnages, il est acculé à survivre, à trouver sa place dans une société qui n’est plus la sienne. Dans un milieu où la langue anglaise occupe, malgré des résistances, une place majeure, c’est vers l’anglais qu’il se tourne tout naturellement. Un choix heureux, puisqu’il lui a permis d’accéder, dès son premier livre, à une reconnaissance internationale.

Né à Amman en 1959 de parents libanais,  Rabih Alameddine a grandi entre le Liban et le Koweït, et vit actuellement entre Beyrouth et San Francisco. Ce sont sans doute ses études universitaires qui l’ont aidé à mieux apprivoiser la langue anglaise puisqu’il a étudié en Angleterre et aux États-Unis, obtenant un diplôme d’ingénieur de UCLA et un MBA de l’université de San Francisco. C’est grâce à son best-seller The Hakawati (paru chez Alfred Knopf, le même éditeur que Gibran) qu’il a rencontré le succès. Directement écrit en anglais, le roman s’ouvre sur un certain Osama el-Kharrat qui revient à Beyrouth à la mort de son père et se souvient des histoires de son grand-père, conteur ou hakawati de profession, puits inépuisable d’anecdotes. Alameddine a également à son actif deux autres romans : Koolaids et I, the Divine, ainsi qu’un recueil de nouvelles intitulé The Perv.

Quant à  Nassim Taleb, rien ne le prédestinait à écrire en anglais. Né en 1960, fils du professeur Nagib Taleb, un brillant médecin libanais parfaitement francophone, il fait toutes ses études en français chez les jésuites. Son bac en poche, il s’envole pour les États-Unis où il décroche un MBA de la Wharton School de l’université de Pennsylvanie, puis se rend en France pour soutenir sa thèse de doctorat à l’université de Paris-Dauphine. Il s’installe à New York puis à Londres, où il exerce pendant vingt ans le métier de trader qui lui permet de se familiariser avec les lois du hasard. Fort de ses connaissances en philosophie et en mathématiques, il  publie en anglais, sa langue de travail, un essai intitulé The Black Swan (titre français : Le Cygne Noir, aux Belles lettres) qui caracole en tête des meilleures ventes et fait l’objet de plusieurs traductions. L’auteur y propose une approche originale de la question du hasard, qui est au cœur de nos comportements, et y prédit la débâcle financière de l’automne 2008. Partout, à New York comme à Chicago, en ville comme dans les kiosques des aéroports, son livre est présenté comme le best-seller du moment.  
 
L’influence du milieu


Pourquoi ces auteurs ont-ils choisi l’anglais ? Est-ce par passion pour cette langue ou par pragmatisme, pour toucher un vaste public et espérer des droits d’auteur plus conséquents ? C’est plutôt en raison du milieu dans lequel ils baignent, en Angleterre, au Canada ou aux États-Unis où ils ont vécu, étudié et travaillé, que le choix de ces écrivains libanais s’est tout naturellement porté sur l’anglais. Ils n’ont pas écrit contre l’arabe ou le français, ils ont choisi l’anglais parce qu’ils pratiquent cette langue au quotidien et qu’elle leur est devenue familière. Influencé par son environnement et désireux d’être lu à Boston et à New York où il vivait, Gibran n’a-t-il pas, après avoir écrit en arabe, opté en 1918 pour l’anglais en publiant The Madman chez Alfred Knopf ?

Le succès de ces quatre « golden boys » est assurément bénéfique pour la culture libanaise qui gagne en visibilité et s’enrichit d’auteurs nouveaux qui s’expriment en anglais, preuve de l’attachement du Liban au trilinguisme qui a toujours fait sa singularité. Mais il faut espérer que la réussite de ces écrivains ne détourne pas nos futurs auteurs de l’écriture en arabe ou en français. Yann Queffélec raconte qu’un romancier américain connu lui aurait dit un jour : « Tu devrais écrire tes livres en anglais : tu serais plus célèbre et gagnerais dix fois plus d’argent ! » Ce que ce romancier américain semble avoir oublié, c’est que le choix d’une langue est une question d’amour, pas d’opportunisme…

 
 
D.R.
Désireux d’être lu à Boston et à New York, Gibran n’a-t-il pas, après avoir écrit en arabe, opté en 1918 pour l’anglais ?
 
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