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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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On a toujours considéré l’imprimerie arabo-syriaque de Qozhaya comme la première imprimerie du Levant et du monde non européen. Qu’en est-il exactement?? Quels sont les secrets de cette imprimerie qui se trouve encore au cœur de la Vallée sainte?? Et quelles sont les significations culturelles de cette presse??

Par Antoine DOUAIHY
2008 - 07
Il ne fait pas de doute que le couvent maronite Saint-Antoine-le-Grand de Qozhaya, aux environs d’Ehden, situé au cœur de la vallée de la Qadicha et du Mont-Liban historique, a abrité la première imprimerie du Levant et de l’ensemble du monde afro-asiatique. Cette constatation ne prend pas en compte Constantinople, sur la rive européenne du Bosphore et de la mer de Marmara, qui a connu une imprimerie à caractères hébraïques, antérieure à celle de Qozhaya.

Reste à savoir s’il s’agit d’une ou de deux imprimeries de Qozhaya (1585 et 1610), et d’un ou de deux psautiers arabo-syriaques successifs, restés sans suite. Le débat est loin d’être clos. Une chose est, pourtant, absolument sûre?: personne ne conteste l’existence de l’imprimerie de 1610 et de son unique ouvrage, le Livre des Psaumes de David, en langues arabe et syriaque et en caractères syriaques (l’écriture karschounie), noté par Schnurrer dans sa Bibliotheca Arabica. Un rare exemplaire de ce psautier est conservé depuis longtemps à la Bibliothèque nationale de Paris. Un autre exemplaire a fait son apparition assez récemment à la bibliothèque de l’Université Saint-Esprit de Kaslik.

Le colophon du psautier fournit des informations historiques précieuses sur l’imprimerie de 1610 que l’évêque Sarkis al-Rizzi, de Bqoufa (ancien élève du Collège maronite de Rome), a emmenée d’Italie à ses propres frais en compagnie du typographe de Camerino, Pasquale Eli, devenu le maître d’œuvre de cette entreprise. Girgis Omeira, évêque de Ehden (lui-même ancien élève de Rome), a supervisé et autorisé l’impression du psautier, le monastère de Qozhaya faisant partie de son diocèse. D’autres noms ayant participé à l’exécution de l’ouvrage, notamment des religieux de cette même région, sont cités dans le colophon.

En revanche, l’unique preuve de l’existence de l’imprimerie de 1585 et de son psautier reste le catalogue de la Bibliothèque médicéenne de Florence où cet ouvrage est signalé et décrit par Ev. Assemani (Estéphan Awad al-Semaani, ancien élève de Rome). La même référence est reprise dans le catalogue de S. Assemani (Semaan al-Semaani), également ancien élève de Rome. Aucun exemplaire du psautier de 1585 n’a jamais été retrouvé. Dans le dernier quart de siècle, Basile Aggoula a apporté de nouveaux éléments d’analyse à cette question, toujours ouverte.

Un acte fondateur épique


Qu’elle soit de 1610 ou de 1585, l’imprimerie arabo-syriaque de Qozhaya a fait du Mont-Liban le berceau du premier livre imprimé en dehors de l’Europe. Il faut attendre un siècle pour voir s’établir à Alep, en 1706, l’imprimerie (cette fois en langue et caractères arabes) du patriarche orthodoxe Athanase Dabbas, qui lui a été fournie par les autorités de Bucarest. De même, l’imprimerie de Qozhaya a devancé de deux siècles l’apparition de l’art typographique en Alexandrie, puis au Caire, dans le cadre de la campagne d’Égypte de Bonaparte (1798-1801). Pourtant, la stampa de Qozhaya ressemble fort à une lueur mystérieuse et fulgurante. Une ou deux éditions du Psautier de David, puis rien. En outre, l’une ou les deux imprimeries ont complètement disparu et la pièce d’imprimerie présentée actuellement au public visitant le couvent n’est nullement issue de celles de 1585 ou de 1610, mais probablement de la toute dernière installée à Qozhaya au début du XIXe siècle.

Sans impact immédiat et profond sur son époque, l’imprimerie de Qozhaya constitue néanmoins un acte fondateur de première importance, riche en significations et en symboles, dans lequel les facteurs culturels et moraux priment fortement les facteurs économiques et matériels.Vue sans l’angle de la rentabilité commerciale nécessaire au fonctionnement et à la survie d’une telle entreprise, fort coûteuse, l’imprimerie de Qozhaya a été fatalement vouée à la faillite. Mais perçue sous l’angle de la fascination scientifique et culturelle, et sous celui de l’ambition, du renouveau et du rêve, cette imprimerie de Sarkis al-Rizzi ressemble fort à un acte initiateur quasi épique.
Le mystère d’un lieu

Comment expliquer que la première imprimerie du Levant n’ait pas vu le jour dans l’une ou l’autre des nombreuses cités côtières de la Méditerranée orientale, mais – chose surprenante – dans un endroit montagneux fort retiré, sorte de nid d’aigles, dont l’accès demeure difficile jusqu’à nos jours?? Pour mesurer l’ampleur de cette aventure, il faudrait imaginer les difficultés du transport maritime de l’époque, de l’embarquement dans des ports contrôlés par l’autorité ottomane totalement hostile à l’art typographique, puis la montée à dos de mulets sur les pentes raides et hasardeuses du versant occidental du Mont-Liban, longtemps dépourvu de routes pour des raisons de sécurité et de liberté. Le choix de ce lieu-refuge pourrait s’expliquer, en partie, par le refus ottoman de l’imprimerie. En effet, depuis l’an 1485, alors que les techniques topographiques se propagent partout en Europe et y opèrent une véritable révolution culturelle, le sultan ottoman Bayazid II a interdit à ses sujets la pratique de l’impression. Son successeur Sélim Ier a renouvelé cette interdiction en 1515. Trois raisons expliqueraient cette prise de position radicale?: la peur du pouvoir politique de voir se propager des livres et des idées qu’il serait difficile de contrôler dans un État aussi immense, le refus du clergé islamique de toute impression du Coran et des autres livres religieux, ce qui porterait atteinte à leur caractère sacré, et enfin, l’attitude hostile des copistes à l’égard du nouvel art qui risquait de mettre fin à leur métier.

La prohibition de l’imprimerie va persister plus de deux siècles, jusqu’en 1716, lorsque Abdallah Afandi, en sa qualité de cheikh al-islam, a rendu une fatwa permettant l’usage de l’imprimerie, exception faite des livres religieux islamiques. Mais personne n’a osé se lancer dans l’impression avant le décret sultanique de 1727. L’imprimerie à caractères turques et arabes a vu le jour à Istanbul en 1728, sauf pour les textes sacrés de l’islam.

Pour cela, l’imprimerie de Qozhaya a établi une tradition majeure?: du début du XVIIe jusqu’au début du XIXe siècle, l’art typographique sera exclusivement entre les mains des communautés chrétiennes d’Orient, notamment les maronites, les grecs-catholiques et les grecs-orthodoxes. De même, les livres imprimés tout au long de cette période sont, dans leur grande majorité, de caractère religieux, et parfois grammatical.

De même, l’imprimerie de Qozhaya a inauguré une autre grande tradition, spécifiquement libanaise, celle de confier l’art typographique non pas à l’État, mais à l’initiative privée et à la société civile. Le Liban est l’unique pays de la région qui n’ait jamais possédé d’imprimeries, de maisons d’éditions et de presse officielles. La culture, le savoir et la publication appartiennent en premier lieu à la société, qui tire de la culture de liberté son pluralisme, son dynamisme, sa richesse et sa résistance aux tentatives d’oppression et de réduction.

Le rêve de Rizzi


Le refus ottoman de l’art typographique n’explique point à lui seul le choix de Qozhaya comme siège de la première imprimerie du Levant. L’acte de Sarkis al-Rizzi est beaucoup plus complexe. En effet, une grande interrogation se pose à ce niveau?: pourquoi cet évêque maronite a-t-il dépensé sa fortune personnelle pour implanter dans le Mont-Liban du début du XVIIe siècle une imprimerie?? D’autant plus que le risque de faillite d’une telle entreprise, dans un tel contexte géographique et socio-historique, ne devait pas lui échapper. Le commerce du livre imprimé ne pouvait être qu’extrêmement limité à l’époque du fait de trois facteurs?: le peu d’extension de la lecture et de l’écriture, la pauvreté, et le contrôle policier ottoman qui ne manquait pas de peser lourdement sur une activité prohibée. De plus, comment assurer à long terme la maintenance technique d’une imprimerie à Qozhaya à l’aube du XVIIe siècle?? À tout cela, il faudrait ajouter un facteur exogène que Rizzi devait parfaitement connaître?: l’exportation au Mont-Liban, à Alep et à Chypre d’ouvrages arabes-syriaques imprimés à Rome, à Florence, à Venise et ailleurs en Europe, dans des conditions techniques et socio-économiques beaucoup plus favorables, auxquelles l’imprimerie de Qozhaya 1610 ne pouvait nullement faire face.

Il y a quelque chose de surréel dans l’entreprise de Sarkis al-Rizzi, vue sous l’unique angle de l’art typographique et de sa gestion. Est-ce son ambition de devenir le quatrième patriarche de cette même famille qui a longtemps gouverné l’Église maronite aux XVIe siècle?? Est-ce plutôt une grande fascination devant l’imprimerie qui a mis fin au dur labeur (que Rizzi connaît de près) de nombreuses générations de copistes?? Ou son ardent désir d’être le premier à implanter une presse dans le Mont-Liban, sa terre natale??

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166