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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Faut-il s’engager ?
Révolution du Cèdre, guerre des 33 jours, assassinats politiques, voitures piégées, occupation du centre-ville, élection avortée du président de la République… Depuis trois ans, le Liban traverse l’une des crises les plus graves de son histoire. Comment réagissent nos écrivains ? Connaissent-ils une période de sécheresse ou éprouvent-ils plutôt le besoin de s’engager ? Trois de nos auteurs témoignent.

2008 - 03

La culture comme résistance

Carole H. DAGHER

C’est sous le feu d’un été meurtrier, celui de la guerre d’Israël contre le Liban en juillet 2006, que la question de la finalité et du sens de l’écriture s’est posée à moi avec une acuité angoissante. J’entamais la rédaction de La Princesse des Batignolles quand, du jour au lendemain, la quiétude d’un été studieux et la certitude de la vocation littéraire ont volé en éclats. Face à la (re)plongée aux abîmes de mon pays et au basculement dramatique de la vie dans la mort, en l’espace d’une nuit, écrire un roman historique m’est apparu soudain comme la plus dérisoire des activités. Le sentiment d’inutilité s’est aussitôt substitué à la conviction que les mots de culture, de mémoire et d’espoir peuvent changer le monde. Ma feuille blanche m’offrait l’image de cet espace désolé que les illusions laissent autour de nous en se retirant…

Ce sentiment terrible de l’impuissance, je l’ai connu à chaque assassinat politique qui a secoué le Liban depuis la révolution du Cèdre, pour ne pas remonter aux assassinats durant les années noires de la guerre.

Et pourtant, n’est-ce pas précisément le verbe que l’on chercher à tuer chaque fois ? N’est-ce pas indirectement une reconnaissance, et même un hommage, même sanglant, à la puissance du verbe et à son pouvoir de transformer le monde et les hommes ?

Dès lors, peut-on croire qu’un écrivain ou un intellectuel, dans le sens large du terme, puisse ne pas être engagé ? Qu’il puisse se positionner comme un outsider ?

« Les vrais intellectuels ne sont jamais plus en accord avec eux-mêmes que lorsque, mus par la passion métaphysique et les principes désintéressés de justice et de vérité, ils dénoncent la corruption, défendent les faibles, défient l’autorité », écrit Edward Saïd (Des intellectuels et du pouvoir). J’ajouterais : « Et s’engagent pour l’indépendance et la liberté de leur pays. »

Un écrivain est le témoin de son temps et le produit d’une société, d’un lieu, d’une histoire. Il n’y a pas de génération spontanée en matière d’art et de culture. Nous sommes un maillon d’une chaîne humaine au sein de laquelle nous avons un rôle à jouer, quelque chose à donner – ou à rendre (se référer à la parabole des talents dans l’Évangile). L’écriture est un engagement, la culture une résistance, et, dans notre environnement moyen-oriental, un combat perpétuel pour faire triompher la pensée éclairée sur la tentation obscurantiste, la créativité sur le conformisme, la liberté sur le despotisme, la conscience individuelle sur l’instinct de foule et la tribu. L’écrivain est la personne de plusieurs livres, dont la mission défie par essence la pensée unique, et consiste à faire régner le dialogue et la confrontation des idées plutôt que le verdict des armes, faire entendre et respecter la voix de la minorité dans l’océan mugissant de la majorité et sa tentation hégémoniste. Pour moi, le Liban, c’est tout cela. Un engagement d’écrivain.

 

L'impossible neutralité

Iskandar HABACH

Nous rêvons quand nous parlons du pouvoir de l’intellectuel dans le monde arabe en général et au Liban en particulier, ou du rôle qu’il peut jouer dans son milieu. À coup sûr, nous ne sommes plus à l’époque d’Émile Zola qui pouvait seul tenir tête aux autorités et exciter l’opinion publique contre elles. Tout le monde connaît cette affaire fameuse au cours de laquelle il prit la défense de Dreyfus et personnifia ce qu’on appelle « l’intellectuel ». Beaucoup de temps s’est écoulé depuis sans que nous réussissions à imposer ce terme au Liban qui ne fait que marginaliser « l’intellectuel », de sorte que celui-ci apparaît finalement comme une plaisanterie ou une partie d’un décor de théâtre qui n’affecte pas la pièce, mais qui est simplement un accessoire dont la disparition ne nuit pas au spectacle puisque les rôles sont impartis à des acteurs qui jouent sous une faible lumière ne permettant pas aux spectateurs d’observer les détails.

En dépit de cela, nous continuons à rêver que l’intellectuel n’est pas tout à fait impuissant. Peut-être parce que notre inconscient souhaite lui donner une place pour faire bouger la société. Le problème crucial réside dans le fait que l’intellectuel se trouve confronté au politicien qui le nie. D’où cette question : qui est le véritable intellectuel ? Est-il ce penseur libre, doué d’un sens critique, qui aiguillonne le pouvoir ? Ou ce marginal qui traite de sujets qui n’intéressent pas grand monde ? À l’évidence, il existe chez nous une image caricaturale de l’intellectuel, aggravée par le fait que les gens, à la base, ne lisent plus, ou si peu.

Il n’est pas question de redéfinir ici la place de l’intellectuel ni ses choix. Mais il est légitime de s’interroger, à la lumière des événements que nous vivons, sur son rôle ou sur ce qu’il peut encore faire dans ce climat de tensions. Doit-il prendre parti en faveur de l’un des deux camps qui s’opposent actuellement ou rester en marge de leur conflit ?

Un ami m’a dit un jour : « Quelle neutralité y a-t-il entre le meurtre politique et l’exigence de justice ? Comment être un intellectuel neutre entre Saddam Hussein et ses victimes ? Qui ne s’insurge pas contre la tyrannie et l’oppression ? Quel intellectuel peut ne pas prendre parti contre le terrorisme, contre les plans de suicide et contre l’abolition de l’État ? Qui est donc ce neutre qui se proclame intellectuel sans prendre position sur la question kurde ou celle du Darfour, qui peut encore hésiter entre la liberté et l’occupation ? » Cet ami a raison. Nous devons nous engager vis-à-vis de nous-mêmes, de notre patriotisme, de notre liberté, de la démocratie et de l’idée d’un Liban souverain. Le rêve est peut-être difficile à réaliser, mais à quoi bon renoncer à ses rêves ? L’écriture n’est-elle pas foncièrement un grand rêve ? N’est-elle pas cette patrie où nous vivons ?

Littérature de guerre

Abbas BAYDOUN

Nous sommes habitués, depuis plus de 30 ans, à vivre dans l’angoisse et la peur. Il existe même une littérature libanaise à part entière née pendant la guerre. La guerre a profondément modifié notre culture. Elle a remis en question les thèses du nationalisme arabe ou les thèses de gauche, tout comme elle a remis en question cette littérature éthérée, éloignée du réel, fascinée par elle-même. Nous avons appris à apprivoiser la guerre, à la transformer en une matière de réflexion et de créativité. Les choses, aujourd’hui, n’ont pas tellement changé : nous sommes revenus à nos vieilles habitudes, nous assistons à une guerre verbale avec tout l’arsenal en vogue pendant la guerre : attaque, siège, mensonge, rumeurs, menaces psychologiques et assassinats.
Une fois de plus, nous nous adaptons, mais avec une plus grande part d’ennui et de dégoût. Nous avons « gaspillé » notre jeunesse pendant la première guerre et ils veulent nous faire perdre notre vieillesse durant la guerre à venir. Cette fois-ci, nous sommes moins forts que la fois précédente, mais nous écrivons quand même. Car l’écriture, même quand elle s’inspire de la guerre, s’inscrit contre la guerre.

Rosa Luxemburg admirait Goethe parce qu’il a passé toute la période des guerres européennes en train de faire des expériences de physique. Moi aussi j’admire Goethe pour cela. Mais je ne suis pas Goethe et suis incapable d’oublier les guerres qui m’entourent. Il est évident que le conflit civil transforme les écrivains en « quantité négligeable ». J’espère néanmoins que le mot aura un impact plus fort cette fois-ci et qu’il portera ses fruits. Cela dit, je ne puis être neutre, « au milieu ». Il existe deux voies et je ne pense pas en frayer une troisième. J’ai choisi l’une de ces deux voies sans pour autant m’affilier à un parti. Il s’agit d’un engagement plus moral que politique. J’ai une dette que je dois acquitter vis-à-vis de mon pays. C’est la moindre des choses que je me tienne à ses côtés.

 

 
 
© Alexandre Medawar
 
2020-04 / NUMÉRO 166