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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entre deux langues
Entre deux langues (si ce n’est trois), entre deux chaises, quel Libanais ne se sent pas parfois mal assis ? Quelle langue employer pour écrire un roman, un poème, une autobiographie ? Le choix n’est pas toujours évident. Trois témoignages pour illustrer ce bilinguisme et cette dualité.

2007 - 07

À l’antépénultième !

Le professeur de littérature, un Français d’origine, pointe du doigt les deux petits rusés assis quelque part vers le fond de la classe pour qu’ils arrêtent leur bavardage : « Vous, là-bas ! » Feignant l’innocence, ils se retournent, comme si la remarque s’adressait à ceux qui étaient assis encore plus à l’arrière. Le maître coupe court à la simagrée des deux farceurs en assénant sa précision topographique: « Vous, à l’antépénultième ! » Ces vexations théâtrales répétées étaient une manière de faire comprendre aux enfants des petites classes sociales émergentes en ce début des années soixante que la langue dont ils s’efforçaient de déchiffrer les signes dans des manuels aux illustrations encore tristes, cette langue qui devenait si fluide dans la bouche des Frères des écoles chrétiennes en soutanes noires, même quand ils étaient tchèques ou espagnols, resterait pour eux à jamais incomplète et peut-être inaccessible. Et puis, tout ce vocabulaire que nous nous efforcions de retenir – poussant des écoliers zélés à mémoriser entièrement le Plus petit Larousse – semblait désigner à nos yeux des réalités présentes sous d’autres climats, sans équivalent dans notre monde à nous. Quant à nos mots et nos choses, leur langue leur était inhérente.

Cette petite évidence d’écolier bilingue allait me rattraper bien plus tard, lorsque, la quarantaine entamée, j’ai décidé, probablement en guise de cure contre le temps, d’écrire des romans. Ayant choisi dans la vie réelle la carrière d’enseignant du français (sic), je me suis retrouvé spontanément en train de faire mes premiers essais narratifs dans la langue de Voltaire. Mais c’est précisément cette qualité littéraire du français que je connaissais qui allait vite me réfréner. La langue des livres m’imposait en tant qu’étranger au français, gharib, à me ressourcer dans une éloquence qui ferait de moi un adib (lettré) et me conduirait à des performances de style nécessairement déjà balisées. L’autre option, qui serait une manière familière ou débraillée d’écrire et qui n’était pas, d’ailleurs, à ma portée de Libanais sédentaire, me procurait un sentiment d’intrus, déconseillé par le même adib (qui signifierait ici « poli, discret »), dans un espace d’expression totalement emprunté.
 
Après quelques nouvelles plus ou moins ficelées, je me rabats donc sur l’arabe. En réalité, je n’en étais pas à une redécouverte de ma langue natale à l’instar de cette amie libanaise francophone qui, ébahie, trouve « superbe » la langue arabe une fois qu’elle a été conduite par complaisance à y lire un roman… C’est peut-être donc contre le français que j’ai décidé d’écrire en arabe. De me tourner vers la langue de ma mère rehaussée de cette tradition « renaissante » que je pouvais retrouver dans al-Moufakkara al-rifiyya (Journal de la campagne) d’Amine Nakhlé ou Moulouk el-Arab (Les rois des Arabes) d’Amine Rihani… ou dont je me saturais dans les Épîtres ou les psaumes d’église, dans l’inimitable traduction de la Bible, dans la prose enchanteresse de Jahiz et d’Abou Hayyan, ou dans les scansions immortelles d’al-Moutanabbi…

Suis-je pourtant parvenu à me libérer de mon français d’écolier ou d’enseignant ? Certains de mes amis me taquinent parfois à juste titre en me disant : « Ça sent parfois le français, ce que tu écris. » Je ne m’en défends pas, c’est peut-être là, entre deux langues, que j’ai toujours aimé évoluer avec plus ou moins de bonheur.

Jabbour DOUAIHY

Romancier de langue arabe, professeur de lettres à l’Université libanaise. Dernier roman paru : Matar Houzayrane (Pluie de juin), éd. Dar an-Nahar, 2006.

 

Jeter la couenne

Mon père raconte une histoire savoureuse restée dans les annales du collège des Frères dont les ouailles étaient, pour la plupart, strictement arabophones.

Au début des années 40, le règlement imposait une consigne implacable aux élèves indisciplinés. Ils devaient se tenir debout sous l’horloge du vestibule, face à la porte du Frère inspecteur, et mémoriser un nombre considérable de vers classiques. Ce jour-là, comme souvent, c’est un cancre du nom de Jarjoura qui ânonnait ses stances d’un air absent. Comme il cherchait à écourter sa peine, il frappa à la porte du surveillant :
- Cher Frère inspecteur, je dois aller à mon village.
- Et qu’y a-t-il dans ton village, mon cher enfant ?
- Les « Écrivains », cher Frère. Les « Écrivains » sont aujourd’hui chez nous. Par votre brebis, cher Frère, par votre largeur, par votre hauteur…par vos femmes ! laissez-moi partir !
- Vous êtes fou !
- Non ! je suis un « Écrivain » !
L’histoire ne dit pas si cet échange désopilant a valu au pauvre Jarjoura une remise de peine. Mais une traduction s’impose pour expliquer l’ahurissement du cher Frère. Le parti phalangiste s’appelle en arabe « kataëb », pluriel de « katiba », phalange, un mot qui se rapproche phonétiquement de « kataba », le verbe écrire. D’où la présomption de Jarjoura à se déclarer écrivain : par coquetterie, il avait tout simplement adhéré à ce mouvement réputé pour ses défilés en pantalon marine et guêtres blanches. Quant aux étranges adjurations de l’élève Jarjoura, en arabe elles sont parfaitement cohérentes. Dans son village, un homme jure par sa barbe (ou barbiche, d’où l’impayable « brebis »), par sa capacité à sauvegarder son honneur (« ’ardak », devenu « largeur »), par sa stature (« hauteur ») et par son harem (« vos femmes »).

Loin d’éprouver en français les mêmes difficultés que le pauvre Jarjoura, dans mon collège parisien j’étais plutôt une forte en thème. Mon problème ne se situait pas au niveau de l’expression. Il était dans ce geste du poing que j’inspirais à tous mes professeurs. Devant mes copies, ils crispaient les doigts et faisaient mine de tourner une vis. « Serrez !» me disaient-ils. Mon problème, c’est que j’avais trop de mots. En faisais-je étalage à la manière des nouveaux riches avec un bien acquis de fraîche date ? Je m’accommodais mal du minimalisme cartésien. Mes textes débordaient de ces fioritures qui sont, dans mon Orient natal, le signe même de l’éloquence. Bien qu’ayant quitté le Liban juste après la 6e, mes rédactions tournées dans une langue à mes yeux irréprochable sentaient leur arabe à plein nez. En un mot, mon style était pompier. Effets de manche, succession d’adjectifs et de synonymes, débauche de figures de style, subordonnées poussives, conjugaisons surannées…Je ne suis pas sûre d’avoir fini, après des années de lutte contre ce naturel généreux, par écrire pour n’exprimer que l’essentiel. Aujourd’hui encore, la page blanche me tend ce poing serré qui m’invite à dégraisser, jeter la couenne, jouer du muscle.

Si le français est la langue des nuances, l’arabe est celle de l’abondance, voire de la redondance. Malléable à souhait, le français fut longtemps le vademecum du diplomate. L’arabe littéraire, lui, procède d’une dimension sacrée. La langue du saint Coran n’aime pas qu’on la chahute. Son évolution naturelle hors du périmètre divin s’est faite avec prudence. Plus s’élargissait le champ de l’écriture, plus la langue sécrétait de formules protectrices, rajoutant des couches quasi conjuratoires, pour étouffer le Malin tapi dans les mots.

Comme tous les Libanais, enfant de deux cultures, j’assume la schizophrénie du mollusque et du papillon. Dans sa coquille de nacre où l’on croit entendre la mer, l’arabe camoufle d’arabesques un réel épuisant de guerres interminables et de longues frustrations. D’un battement diapré, le français nous libère.

Fifi Abou Dib

Chroniqueuse à L’Orient-Le Jour, elle est l’auteur de  Au petit bonheur, éd. L’Orient-Le Jour MMO, 2004.

 

Le bruissement de la langue

Je suis toujours pris de court lorsqu’on me demande pourquoi j’ai fait le choix d’écrire en français. La question est tout à fait légitime, mais je n’ai pas de réponse, pour la simple raison que c’est une chose que je n’ai pas choisie. Cela s’est fait de soi parce que j’ai toujours vécu dans le français, qui est ma langue maternelle. Au sens littéral du terme, puisque c’était la langue de ma mère. Comme nombre d’enfants de l’ancienne communauté libanaise d’Égypte, ma mère avait fréquenté, au Caire, les écoles françaises où l’arabe était très négligé. Cela avait déjà été le cas pour sa propre mère, mais cette dernière, qui était parente de Jirji Zeidan, avait profité des conseils du vieux vétéran de la « Nahda » pour ses lectures et était devenue parfaitement arabophone. En revanche, ma mère n’avait pas bénéficié d’un tel appui. Son père, haut fonctionnaire de l’Égypte royale, scandalisé par ses faibles performances en arabe, lui avait imposé des professeurs particuliers. Mais il s'agissait de vieux cheikhs bonhommes d’el-Azhar qui, pendant les leçons, aspiraient bruyamment leur café ou faisaient sans cesse passer d’un côté de la bouche à l’autre les bonbons qu’on leur offrait, les suçotant avec force chuintement au-dessus de la tête de leur petite élève, occupée pendant ce temps à déchiffrer ou à réciter des extraits de textes abscons et d’un autre temps. L’arabe de ma mère ne progressa guère.

Bien des années plus tard, je me trouvai à mon tour dans la même situation. Scolarisé au Lycée français de Beyrouth, trop francophone par mon commerce quotidien avec ma mère, je n’accordais pas à l’arabe, qui était pourtant la langue de mon père, suffisamment d’intérêt. Mes parents finirent par m’imposer des professeurs moins folkloriques que les vieux religieux d’el-Azhar et parfois plus efficaces (notamment l’un d’entre eux qui m’apprit si parfaitement l’étymologie des mots usuels de l’analyse grammaticale – « mabni ‘ala, marfou’, mansoub, majrour » – que je compris enfin le sens de cet exercice dans lequel je devins un temps imbattable). Ma mère ajouta à cela des livres et des revues de jeunesse, dont elle essayait de débusquer les plus aguichants pour m’en donner envie. Il y avait notamment une collection de policiers égyptiens et une série célèbre de biographies de grands hommes et de grandes femmes (Zounoubia, malikat Tadmor, etc.), et aussi les romans de Jirji Zeidan, l’ancêtre indirect. Mais à mes yeux d’enfant, la concurrence était inégale avec les livres français, avec les Bibliothèques rose et verte, avec les éditions des Deux Coqs d’or, avec le journal de Tintin, avec tout ce dont ma mère avait été l’initiatrice désormais débordée et impuissante. Le décalage entre les deux langues se creusa. Mais très jeune déjà, j’en avais comme une sorte de regret et de mauvaise conscience. À la fin de l’adolescence, je décidai de prendre les choses en main pour des raisons douteuses, assez stupidement idéologiques mais qui aboutirent à un excellent résultat. Car je suis aujourd’hui presque parfaitement bilingue. Pourtant, je suis incapable d’écrire en arabe à cause du trop grand retard pris dans l’imprégnation par cette langue de tout mon être et à cause de l’absence du sentiment intime de son bruissement, de sa musique intérieure – une imprégnation et un sentiment intime qui font que l’on écrit dans un idiome plutôt que dans un autre.


Charif MAJDALANI

Chef du département de lettres françaises à l’Université Saint-Joseph, il est l’auteur d’Histoire de la grande maison, au Seuil, et de Caravansérail, à paraître à la rentrée.

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166