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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Héritière de la Biblioteca Alexandrina, jadis dévorée par les flammes, la bibliothèque d’Alexandrie est aujourd'hui l’une des plus grandes du monde. Mais six ans après son ouverture, a-t-elle réussi à redevenir le phare culturel du Proche-Orient?? Notre envoyée spéciale en Égypte a mené l’enquête.

Par Rana Khoury
2007 - 04
Tout au long de son histoire, la bibliothèque d’Alexandrie fut confrontée à de nombreuses catastrophes?: un premier incendie eut lieu en 48 avant J-C au cours de la guerre qui opposa Cléopâtre et Jules César au frère et mari de Cléopâtre, Ptolémée XIII. César brûla la flotte de Ptolémée dans la baie et l’incendie atteignit involontairement la bibliothèque. Le second incendie se produisit en 391 après J-C?:?le patriarche d’Alexandrie, Théophile, décida d’appliquer l’édit de Théodose Ier, qui interdisait aux païens l’accès aux temples et toutes les cérémonies du culte païen dans le diocèse d’Orient. Les temples furent donc détruits ou transformés en églises, les statues brisées ou transportées à Constantinople. Parmi les monuments détruits figurait le Serapeum de Memphis où se trouvait la bibliothèque. Un seul manuscrit en fut sauvé, qui se trouve actuellement à la Bibliothèque nationale d’Autriche, à Vienne. 

Un projet colossal

À l’époque moderne, l’idée de reconstruire la bibliothèque et de faire renaître le mythe est lancée en 1972 par le docteur Moustafa al-Abbadi, professeur à la faculté des lettres de l’Université d’Alexandrie. En 1989, le gouvernement égyptien lance un concours international en collaboration avec l’Unesco pour le choix du meilleur concept. C’est finalement le projet du cabinet d’architecture norvégien Snohetta qui est sélectionné parmi plus de 500 projets présentés. Les travaux commencent alors en 1995 sur la corniche d’Alexandrie, à proximité du site où se trouvait le bâtiment antique. Le chantier va durer jusqu’en 2001. Le projet, qui a coûté près de 200 millions d’euros, a été financé notamment par l’Unesco, l’Égypte et le monde arabe. La France, outre les dons, y a également participé à sa façon?: «?À la suite du discours de François Mitterrand lors de la déclaration d’Assouan en 1990, la France a fait le choix d’une implication forte dans ce projet, notamment à travers la mise en œuvre du système informatique. Elle est aussi le seul pays à avoir délégué un consultant permanent, Mme Jacqueline Leroy, puis M. Gérald Grunberg, auprès de l’établissement public chargé de la bibliothèque.?» 

C’est le 16 octobre 2002 que la Bibliothèque Alexandrina (la  «?BA?») est inaugurée par le président Hosni Moubarak et son épouse, présidente du comité honoraire international du projet de renaissance de l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie. Elle offre la forme d’un disque incomplet, de 160 mètres de diamètre, incliné vers la mer, hommage à Râ, le dieu Soleil. Le bâtiment est entouré d’une enceinte en granit d’Assouan gravée à la main avec des alphabets du monde entier. Une statue colossale, représentant Ptolémée Ier Sôter habillé en pharaon, accueille les visiteurs. Découverte par Jean-Yves Empereur en 1995 à l’occasion d'une campagne de fouilles sous-marines dans le port d’Alexandrie, elle ornait l’ancien phare d’Alexandrie disparu pendant le tremblement de terre de 1477. Elle a été rassemblée en France, exposée devant le Petit Palais en 1998, puis restituée à l’Égypte.

La technologie au service du livre

L’intérieur de la bibliothèque est tout aussi majestueux?: sur 20?000 m2 s’étale la plus grande salle de lecture du monde, composée de 11 étages dont 4 sous la mer et 7 au-dessus. Les symboles y jouent un rôle primordial. Le toit en forme de disque solaire représente non seulement la mythologie, mais également l’ouverture de la bibliothèque sur le monde. L’éclairage incorporé au toit comporte des filtres bleus qui symbolisent la mer et le ciel et des filtres verts qui rappellent la végétation, ces deux couleurs étant médicalement considérées comme les plus commodes pour la lecture. Le mur de la bibliothèque est perforé de niches pareilles à celles où, jadis, étaient rangés les rouleaux de papyrus, et les étages en forme de voiliers évoquent les voyages et l’ouverture vers d’autres cultures.

Avec son musée archéologique, son planétarium fascinant où sont projetés des films d’animation historiques, scientifiques et culturels, un espace enfants et un autre pour adolescents, ses salles de conférences très bien équipées, ses centres de recherches des plus modernes, sa bibliothèque Taha Hussein pour les aveugles, sa salle de lecture de 2?000 places en forme de terrasses, son parc informatique d’environ 800 ordinateurs, la BA semble plus que parfaite, dans la majesté de son bâtiment, son bouquet de services très variés et sa technologie impressionnante. En outre, elle propose régulièrement des rencontres et des tables rondes sur des sujets très divers et offre des expositions temporaires passionnantes comme l’exposition de peintures et de photographies sur la ville d’Alexandrie, ou encore celle qui rend hommage à Shadi Abdel Salam, créateur, décorateur, costumier et réalisateur, dont la bibliothèque personnelle et les modèles de décors et de costumes de films ont été acquis par la BA.

Dirigée par Ismail Serageldin, la BA emploie de nombreux étudiants et quelque 200 bibliothécaires dont le tiers est francophone. L’accès y est payant, mais le tarif perçu reste symbolique. Elle compte actuellement près de 300?000 ouvrages, dont un grand nombre en français, 4?000 périodiques, 50?000 manuscrits et livres rares, 50?000 cartes, ainsi que des collections multimédia et des archives Internet. Empruntant la passerelle qui relie l’université à la bibliothèque, les étudiants de l’Université Senghor d’Alexandrie restent les visiteurs les plus assidus de la BA. 

Une image bourgeoise et décalée

Mais toute médaille a son revers. À cause précisément de son caractère grandiose, la BA apparaît décalée par rapport à son environnement. Elle semble  «?dépasser?» le public égyptien, et l’on voit plus de gens qui occupent la place de la BA, les bancs et la corniche voisine que l’intérieur même du bâtiment?! Aux yeux de certains, l’argent investi dans ce projet aurait très bien pu être consacré à des projets plus vitaux et prioritaires pour un pays en voie de développement et qui souffre d’un fort taux d’illettrisme. Il n’est pas sûr que la BA aide à propager la culture. Son modernisme accentué, sa technologie fastueuse sont accueillis avec froideur par le public?; l’image qu’elle donne est quelque peu  «?bourgeoise?». Bien qu’elle fascine, charme, éblouisse, enivre par son histoire, son mythe et sa splendeur actuelle, elle demeure assez inexploitée et s'apparente davantage à une attraction touristique qu'à un haut lieu du savoir. Aussi, les mauvaises langues critiquent-elles la mainmise de la famille Moubarak sur la BA, craignant la censure indirecte et l’exploitation de l’institution à des fins politiques...

Pour sévères qu’elles soient, ces réserves ne doivent toutefois pas occulter une vérité?incontestable : l’Égypte a su, à travers ce projet colossal, renouer avec son passé glorieux. À l’heure où le Liban peine à reconstruire sa Bibliothèque nationale, il serait bon d’en tirer des leçons afin que notre future BN soit non seulement à la pointe de la technologie, mais aussi à l’écoute du monde et, d’abord, à l’écoute du peuple?!


 
 
© Rana Khoury
Il n’est pas sûr que la BA aide à propager la culture et bien qu’elle fascine, elle demeure assez inexploitée
 
2020-04 / NUMÉRO 166