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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Jean Lacouture?: adieu, vieux briscard?!
Journaliste et écrivain de renom, Jean Lacouture est décédé à l’âge de 94 ans. Témoin privilégié du siècle passé, il a à son actif plus de soixante-dix ouvrages, dont plusieurs biographies remarquables.

Par Alexandre Najjar
2015 - 08
Avec ses sourcils broussailleux, ses yeux bleus malicieux, son nez proéminent et son éternel sourire, Jean Lacouture était l’une des figures majeures du journalisme. Né le 9 juin 1921 à Bordeaux, il était diplômé en lettres, en droit et en sciences politiques. Attaché de presse du général Leclerc à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il fit ses débuts dans le journalisme en Indochine. Après un passage au Maroc, où il se lia d’amitié avec l’orientaliste Jacques Berque, il devint reporter à Combat, puis journaliste à France-Soir, au Monde (de 1957 à 1975) et au Nouvel Observateur. Connu pour ses idées anticolonialistes et son antiaméricanisme, il s’opposa à de Gaulle et appuya les Khmers rouges avant de se repentir. Dans l’hommage qu’il lui a consacré, Pierre Assouline a justement souligné «?son extraordinaire faculté de mea culpa, cette confession publique et médiatique permanente qui fut la sienne chaque fois qu’on opposait à l’ancien correspondant de presse et grand reporter, ses erreurs de jugement notamment dans son compagnonnage avec les Vietcongs qui lui fit “orienter” ses articles, et dans sa ferveur lors de la prise du pouvoir au Cambodge par les Khmers rouges…?». 

Directeur littéraire aux éditions du Seuil, Jean Lacouture est l’auteur de nombreux essais et de biographies consacrées à Hô Chi Minh, Malraux, Mauriac, Léon Blum, Champollion, de Gaulle (en trois volumes), Montaigne et Mitterrand (en deux volumes). La Bourse Goncourt de la biographie (1980) et le Grand Prix d’histoire de l’Académie française (2003) ont récompensé son œuvre. Le personnage avait pour le Liban une affection particulière?: ancien correspondant au Caire de L’Orient, membre du jury du prix Phénix de littérature créé par des journalistes et écrivains libanais et français, préfacier du livre de Camille Aboussouan De la montagne du Liban à la bastide royale de Fleurance?: Mémoires et souvenirs, il a publié avec Ghassan Tuéni et Gérard Khoury un livre intitulé Un siècle pour rien?: Le Moyen-Orient arabe de l’Empire ottoman à l’Empire américain (Albin Michel). Dans un entretien accordé à Alexandre Najjar lors de son dernier séjour à Beyrouth, il évoquait son œuvre et son attachement au Liban.

L’une de vos meilleures biographies est consacrée à Champollion. D’où vient cet intérêt pour le déchiffreur des hiéroglyphes?? 

J’ai eu envie d’écrire sur Champollion parce que j’ai passé quatre années de ma vie en Égypte, de 1953 à 1956, et que j’étais passionné par ce pays. J’étais le correspondant au Caire de France-Soir et, en même temps, celui de L’Orient de Beyrouth, qui n’était pas encore L’Orient-Le Jour et qui était alors dirigé par Georges Naccache. J’ai été fasciné par l’Égypte ancienne et frappé par le fait que les Égyptiens, même lorsqu’ils voulaient dire du mal de la France (c’était l’époque de la guerre d’Algérie), exceptaient toujours Champollion pour lequel ils ont toujours eu une grande admiration… Champollion est un modèle de l’Occidental en Orient?: dès son arrivée en Égypte, il a appris l’arabe alors qu’il était là en égyptologue ; il s’est imprégné de la civilisation égyptienne ; il s’est même habillé en Oriental?: on le voit bien sur la couverture de mon livre, coiffé d’un tarbouche et vêtu d’une djellaba?!

Dans Montaigne à cheval, vous nous montrez un visage méconnu de l’auteur des Essais…

Je connaissais un peu Montaigne comme beaucoup de Français. Je voyais à l’entrée de la Faculté des Lettres de Bordeaux, ma ville natale, le cénotaphe de Montaigne, qui était le tombeau d’un chevalier, avec casque, armure et épée. Un philosophe enterré comme un homme d’armes?: cela me paraissait ridicule?! Petit à petit, je me suis rendu compte que ce n’était pas ridicule du tout?: Montaigne était aussi un homme d’action. Ce qui, en réalité, est ridicule, c’est de le considérer comme un penseur inactif, mélancolique, paresseux. Montaigne fut un personnage qui vécut intensément son histoire et son temps. La clarification s’est faite pour moi lorsque j’ai visité le château de Montaigne. J’ai mesuré alors le nombre d’opérations civiles, militaires ou diplomatiques auxquelles il avait été mêlé…

Et les jésuites?? Pourquoi avoir choisi de leur consacrer deux volumes?: Les conquérants en 1991 et Les revenants en 1992?? 

J’ai été leur élève pendant neuf ans, au lycée Saint-Joseph de Tivoli. Je n’ai pas gardé un souvenir formidable de cette période, mais je me souviens tout de même de gens sympathiques qui savaient inculquer à leurs élèves une bonne éducation, une éducation équilibrée, qui développait leur liberté d’esprit. Un jour, je suis tombé sur les lettres de Saint François Xavier, ce missionnaire jésuite proche de Saint Ignace de Loyola qui évangélisa pendant dix ans l’Inde et le Japon. Cette correspondance magnifique m’a ébloui. Dans une réunion aux éditions du Seuil, j’ai abordé ce sujet passionnant en pensant que quelqu’un aurait envie de lui consacrer un livre. «?Et pourquoi pas vous???», m’a-t-on rétorqué?!

Votre trilogie sur le général de Gaulle, dont vous étiez pourtant l’un des plus vigoureux détracteurs dans les années 1950 et 1960, est considérée comme l’une des plus complètes sur le personnage…

C’est mon éditeur qui m’a forcé à écrire cette biographie?! Au départ, j’étais assez réticent?: ce sujet me paraissait «?énorme?». On m’a dit?: «?C’est quand même incroyable?: de Gaulle est mort depuis plus de dix ans et il n’y a aucune vraie biographie consacrée au Général en langue française. Voilà le grand sujet à traiter?!?» Je me suis donc lancé dans cette aventure… Aujourd’hui, mon nom est lié à celui du général de Gaulle de façon un peu injuste parce que je suis très loin de lui – malgré toute l’admiration que je lui porte.

Dans votre trilogie, vous donnez au Général un surnom étrange?: «?le Connétable?». Quelle en est l’origine??

C’est un surnom qui lui a été donné par ses camarades quand il était commandant, parce qu’il avait une stature imposante et une grande autorité… On sentait déjà qu’il était parti pour jouer un rôle de tout premier plan. Étrangement, des années plus tard, en 1940, lorsqu’il l’a rencontré, Winston Churchill l’a appelé «?the constable?», mot héroïque, un peu shakespearien. J’ai trouvé que ce surnom lui allait bien?!

Vous avez visité le Liban à plusieurs reprises. Que vous inspire ce pays??

Pour moi, il y eut deux pays délicieux dans les années 1950-1960?: le Liban et le Cambodge. Ces deux pays ont été victimes de tragédies affreuses dans les vingt-cinq ans qui ont suivi. Qui aurait imaginé que le Liban connaîtrait la guerre?? On savait bien qu’il avait des voisins turbulents, qu’il y avait des conflits latents, mais ce pays était tellement merveilleux qu’il paraissait à l’abri du malheur. Le Liban était pour moi l’image du bonheur sur terre?!



 
 
 
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